Partage d'une histoire. "Si tu veux la paix..." Par Takeo [Jejedumonde Resident]



Si tu veux la Paix ....





Tharmeilon était un fier guerrier. Depuis son enfance, il arborait la couleur écarlate de sa caste avec un orgueil non dissimulé. Il était lui-même fils du célèbre Capitaine Rolandon, tombé au combat en défendant sa cité d’Edginton, alors que les Inkosis mambas avaient profité d’une campagne de la Caste Rouge, partie délivrer un scribe pris en otage par celle de Brundisium, suite à une obscure affaire de contrats entre la cité portuaire et celle, plus touristique, d’Edginton.
Rolandon n’avait que faire des raisons. Un concitoyen était en danger et il était du devoir de sa caste de le protéger. S’il s’avérait qu’il était en faute, comme le prétendaient les dirigeants de Brundisium, il serait jugé à son retour. Mais il y croyait peu. Les gens du port souhaitaient garder les voyageurs pour eux, sans partager avec les cités qui se trouvaient plus dans les terres, sur la route vers le Schendi.

Depuis quelques temps, seuls les aventuriers, qui se rendaient dans le Schendi pour faire fortune en revenant les poches remplies d’or, faisaient halte à Edginton. Ce qui augmentait considérablement la masse de travail de la Caste Rouge, qui avait dû recruter ces derniers mois pour surveiller autant l’extérieur que l’intérieur de la cité. Ce genre de voyageurs amenait toujours son lot d’ivrognes et de bagarres perpétuelles...
Mais lorsque le scribe s’était fait enlevé lors d’un voyage pour acheter parchemins, encre et autres ouvrages de scribes, la Caste Rouge était réduite de moitié, dans les murs de la cité. Et c’est avec horreur que Rolandon avait vu, du haut de sa tour de guet, une quinzaine de mambas sortir du brouillard épais de cette matinée estivale, armés jusqu’aux dents, qu’ils avaient acérées comme de multiples dagues. Il n’avait eu que le temps de sonner l’alerte avant de se ruer sur les portes pour les fermer. Mais trop tard. Il avait donc bravement dégainé son épée et son bouclier et s’était battu avec la rage du désespoir. Sept ou huit d’entre eux avaient péri sous ses coups, mais la majeure partie des siens étaient déjà à terre.

Il n’avait eu le temps d’apprendre que la raison de cette attaque, avant de sombrer à son tour dans le sommeil sans fin : « Vous offrir eau et nyama aux pilleurs d’or... nous punir vous ! » avait sussuré un mâle aux muscles saillants, une vilaine cicatrice lui barrant le visage, avant d’enfoncer sa dague dans son cou et l’égorger comme un tarsk.
Tharmeilon s’en souvenait encore, quelques quarante années plus tard, comme si c’était hier. Il avait entendu l’alerte et s’était glissé hors de chez lui, malgré les protestations de sa mère. Lorsqu’il était arrivé près des portes, caché derrière les murs épais d’une bâtisse, son père se battait comme un un beau diable, tranchant les têtes et embrochant les corps des sauvages avec une aisance qui laissa le petit garçon pantois. Puis il le vit esquiver l’épée de son père, aussi léger que l’air, furtif comme un larl. Il avait terminé son mouvement derrière son assaillant, la dague déjà en main, après avoir lâché sa lance. Tharmeilon n’avait pas entendu ce que le sauvage avait dit à son père, mais il était persuadé qu’il avait pris plaisir à l’insulter avant de le tuer.

Dans sa rage, il avait brandi son épée que son père lui-même lui avait offerte pour son sixième anniversaire. Hurlant comme un damné, il avait foncé droit sur l’assassin de son père sans réfléchir. Mais il avait perdu connaissance à une bonne vingtaine de mètres de lui. La dernière chose qu’il avait vue avant de sombrer dans l’inconscience, c’était son sourire carnassier, empli de cruauté.
Rapidement, sa mère avait trouvé un nouveau compagnon. Il faut dire qu’elle était belle, d’un naturel enjoué, malgré une période de deuil difficile, et que le décès de Rolandon lui avait laissé un bel héritage – ce qui avait attiré la convoitise de plusieurs familles de la cité ! Katerine, sa mère, était en tous points la femme de cité par excellence. Elle ne vivait que pour ses enfants, au nombre de quatre. Tharmeilon était le deuxième ; son aînée, Mezina, avait deux ans de plus que lui et secondait sa mère dans toutes les tâches avec une efficacité redoutable, destinée, dès la petite enfance, à suivre les traces de sa génitrice ; Cherida et Cara, les deux jumelles, semblaient elles être attirées par les voyages et l’exotisme, les arts et l’écriture.

C’était donc un jeune constructeur, de la Caste Jaune, que Katerine avait finalement accepté de prendre pour compagnon. S’il s’était avéré être doux et agréable les premiers mois, il était devenu aigri, violent et insolent envers Katerine et ses enfants à partir du moment où il l’avait engrossée. Tharmeilon, qui n’avait, finalement, qu’une dizaine d’années de moins que lui, et devenait un guerrier de plus en plus aguerri avec le temps, multipliait les encartades avec celui qu’il appelait l’imposteur. Sa mère s’en trouvait atterrée, car Marcellus assurait leur survie au sein de la cité, payant pour les études militaires de Tharmeilon comme il l’aurait fait pour son propre fils. Et elle se souvenait, elle, que Rolandon n’était pas non plus le plus tendre des compagnons, surtout lorsqu’il revenait saoul de la caserne. Il la prenait avec violence, comme ça se présentait. Le plus souvent, il s’engouffrait entre ses fesses pour s’assurer qu’elle ne tombe pas enceinte une nouvelle fois, car il refusait qu’elle boive ce vin que l’on donnait aux esclaves. Et lorsqu’elle exprimait ne serait-ce qu’un semblant de refus, c’était du plat de la main qu’il réglait l’affaire. Mais elle avait ses enfants, et pouvait tout endurer pour eux.

Et elle avait enduré. Les insultes, les humiliations, les coups. Et tout ceci s’était aggravé quand Marcellus avait été rétrogradé, suite à un bâtiment qui n’avait pas respecté les normes en vigueur. Voulant se démarquer de ses aînés, dans l’espoir de faire un éclat, il avait presque aboli tous les angles droits de la maison, leur préférant des courbes douces. La construction de ce bâtiment avait fait un taulé et il avait perdu son titre, accusé de vouloir aller à l’encontre des traditions, d’un savoir-faire vieux de plusieurs millénaires. Il était devenu la risée de sa profession. La maison fut rasée puis reconstruite dans les règles de l’art, donnant un point d’orgue à l’humiliation de sa rétrogradation.
Il s’était mis à boire, à devenir plus violent. Les jumelles ne purent pas terminer leurs études de scribes et s’enrôlèrent dans une troupe de saltimbanques. Lors des représentations, elles se faisaient passer pour des esclaves, et dansaient devant les libres. Mezina fut rapidement compagnonnée à un marchand qui l’envoya loin de sa Pierre de Foyer pour lui en faire adopter une autre. Tharmeilon, déjà devenu Capitaine à peine sorti de l’école militaire, chassa manu militari celui qui se faisait passer pour son père depuis bien trop longtemps, et s’occupa de sa mère.
Les choses étaient revenues dans l’ordre, ou presque. Au décès du mar­chand, Mezina était revenue et aidait à nouveau sa mère. Les jumelles passaient régulièrement voir leur mère, bien que Tharmeilon n’ait jamais accepté leur façon de vivre. Mais tant qu’elles réussissaient à garder l’anonymat et ne jetaient pas l’opprobre sur leur famille, il les acceptait à leur table, lorsqu’elles passaient dans la région et faisaient un détour pour les saluer.

Rapidement, Tharmeilon suivit les pas de son père. Que ce soit dans les attaques ou dans le maintien de l’ordre à l’intérieur de la cité, il était d’une efficacité et d’un sang-froid à toute épreuve. Nommé rapidement Capitaine et s’occupant de sa mère et sa soeur avec une douceur qui n’avait d’égal que celle avec laquelle il utilisait les esclaves, il était très vite devenu le chouchou de ces dames, libres ou pas. Son physique n’y était pas pour rien, bien entendu, mais par-dessus tout, c’était sa mère qui lui faisait sa réputation et ne tarissait pas d’éloges partout où elle pouvait passer. Tant et si bien qu’elle réussit à arranger une rencontre fructueuse, autant sur le plan financier que moral.
Siana était une belle jeune femme, à peine plus jeune que Tharmeilon. Elle avait le teint typique du Schendi et Katerine lui trouvait un petit quelque chose d’épicé. Elle se tenait bien droit, fière, et connaissait sa place de femme.
Les deux jeunes gens s’étaient plu tout de suite, et les deux familles, voyant là une occasion de grandir ensemble, organisèrent rapidement leur union. Elle venait d’une riche famille de marchands de la cité. Leur spécialiaté était les étoffes en tous genres. Siana s’était très tôt avérée être une couturière hors pair et faisait la gloire de sa famille.
Malgré la déception de certaines familles et jeunes femmes de la cité, tout se passa dans une joie immense et une bonne humeur générale. Le Capitaine aimé de tous s’unissait enfin !
Un an passa, et Siana offrit à Thameilon des jumeaux. Des faux-jumeaux. Un cadeau des Prêtres-Rois ! s’exclamaient les habitants de la cité. En une seule naissance, ils avaient reçu la possibilité de faire perdurer le nom de l’homme dans la Caste des Rouges, ainsi que la fructueuse activité de Siana. Les deux enfants furent accueillis dans leur famille comme il se dut et Tharmeilon redoublait d’efforts pour, à présent, que ses enfants soient fiers de leur père !

Mais lorsqu’il rentrait chez lui, malgré tout l’amour et la tendresse qu’il donnait à sa compagne, Tharmeilon semblait rongé par un secret dont il ne parlait à personne. Siana le voyait, le soir venu, au coin du feu, les yeux plongés dans les flammes qui dansaient devant ses yeux. Elle ne pouvait savoir à quoi il pensait, mais était persuadée qu’elle aurait dû savoir lui enlever cette expression du visage. Son devoir de femme était de faire de lui un homme heureux et fier. Oh ! Fier, il l’était et n’avait de cesse d’encenser sa compagne à qui voulait l’entendre ! Mais elle savait, elle, qu’il y avait quelque chose qui ne le satisfaisait pas.
Puis vint son tour à elle. Les mois avaient passé et la grossesse paraissait déjà si loin. Les journées semblaient s’allonger alors que l’hiver approchait à grands pas. Les enfants grandissaient à vue d’oeil, et remplissaient de joie leurs parents. Pourtant, Siana recommençait à penser à son étal. Les clientes semblaient ne plus vouloir l’attendre et faisaient venir leurs robes d’ailleurs. Elle en parla alors à son compagnon, mais la seule réponse qu’elle obtint la fit sombrer dans le chagrin :

— Tu es une mère à présent ! Et tu te dois de t’occuper de nos enfants ! Ce n’est quand même pas comme si nous étions dans le besoin !
— Mais Tharmeilon... j’aime mon travail, tenta-t-elle de le supplier.
— Quand ils seront assez grands pour s’occuper d’eux-mêmes ! avait tranché son compagnon en utilisant la voix que tout le monde lui connaissait, dans la cité lorsqu’il voulait se faire respecter.

Et Siana n’avait débrogé à la règle et s’était pliée à contre coeur à l’avis de Tharmeilon. Elle savait qu’il avait raison et qu’il était de son devoir de leur offrir une éducation que seule une mère saurait offrir.

De plus en plus seule, Siana voyait son nombre d’amies se réduire aussi vite que fondait les neiges d’Ar au printemps. D’abord, elle avait tenté d’organiser à nouveau les dîners qu’elle offrait à ses meilleures clientes avant la naissance. Avant, elle en profitait pour leur montrer ses dernières créations, vendre plusieurs d’entre elles, même. Mais elle remarqua bien vite que sans l’attraction des étoffes et fines soies, les présentes se faisaient plus rares, et les soirées de plus en plus tristes... et elle n’organisa bientôt plus ces soirées. Seules quelques véritables amies venaient encore la visiter de temps en temps, rapidement. Mais elles voyaient bien que Siana se laissait aller. Elle qui avait toujours été parée de nouvelles robes, plus belles les unes que les autres, elle qui avait été le fer de lance de la mode à Edington pendant de si nombreuses années... il lui arrivait même de porter la même robe plusieurs jours de suite ! Signe d’une déchéance visible, il lui arrivait même, à présent, de recevoir ses amies sans s’être coiffée avant.
Tharmeilon se noyait dans les flammes du feu, alors que Siana, se sentant de moins en moins désirable, se refusait de plus en plus à honorer son compagnon. De jour en jour, elle sentait cette tristesse qu’elle avait si souvent vue dans les yeux de son homme se transformer en haine. C’était certain, à ces yeux... il la détestait chaque jour un peu plus.
Les kajirae de taverne furent les premières à sentir le changement dans le couple de Tharmeilon. Lui qui offrait volontiers caresses et douces jouissances à ses petites préférées, n’était plus que coups de reins rageurs, les soumettant les unes après les autres au feu qui semblait le consumer de l’intérieur. Puis se furent ses frères d’armes qui s’en inquiétèrent, après s’en être moqués. Tharmeilon, d’habitude enclin au consensus, devenait autoritaire et levait le ton bien plus souvent devant les habitants de la cité.

D’abord railleurs, lui lançant sur le ton de la camaraderie qu’il devrait peut-être songer à changer de compagne, en prendre une plus jeune et plus habile aux furrs, ils avaient fini par s’inquiéter : celui qui avait fait la gloire de la Caste risquait de perdre son aura, et leur Caste avec lui ! Ils en référèrent donc à leur Commandant, imaginant que seul lui saurait le remettre sur les rails. Et c’est un homme changé, noirci, que le Commandant trouva assis devant lui, le jour où il le fit venir :

— Tharmeilon, lui dit-il. Je te connais depuis ton enfance. Je t’ai pris sous mon aile lorsque ton père est mort. Tu sais que tu peux tout me dire. Les gens se plaignent de ton comportement et nos frères d’armes s’inquiètent pour toi.
— Il n’y a rien de nouveau sous les lunes, Acharion.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Ton compagnonnage ne te rend pas heureux ? Change de compagne ! Tu n’as rien à perdre, toi !
— Ce n’est pas ça, Acharion ! s’exclama le jeune homme en fusillant son aîné du regard. J’en ai assez d’attendre !

Le Commandant sut tout de suite ce à quoi faisait allusion le jeune Capitaine. Il soupira et son vieux corps se relâcha sur sa chaise. Il n’était plus le fier rarius qu’il avait été, aux côtés de Rolandon. Et depuis quelques temps, il n’aspirait plus qu’au fait que Tharmeilon prenne enfin sa place, et pouvoir profiter enfin du peu d’énergie qui lui restait. Il savait qu’il avait encore de longues années à vivre, et que Tharmeilon n’était pas prêt de pouvoir prétendre encore au poste de Commandant. Mais lorsque Tharmeilon remit cette doléance sur le tapis, il se sentit plus vieux que de raison. Il se reprit au bout d’un moment, sûrement trop long, et soutint enfin le regard accusateur de celui qu’il considérait presque comme son propre fils :

— Tu sais que je ne peux pas t’autoriser à faire ça, Tharmeilon. Je ne peux pas t’autoriser à mener une campagne contre ces sauvages simplement pour te venger. J’espérais que tu l’aurais compris, avec les années, Tharmeilon.
— Je ne comprends qu’une chose Acharion, lui répondit calmement le Capitaine. Je suis assez fort et assez entraîné.
— Tu es un rarius de la Caste Écarlate ! s’exclama alors Acharion en frappant son poing sur son bureau. Tu donnerais ta vie volontiers pour cette cité et ses habitants ! Et c’est exactement ce qu’a fait ton père ! Tu devrais en être fier ! Si tu savais le nombre d’entre nous qui rêvent de tomber comme lui !

Mais pour seule réponse, Tharmeilon se leva doucement, un sourire en coin. Il lui tourna le dos et ouvrit la porte. Seul le bruit du fer s’entrechoquant brisait le silence qui venait de tomber. Il stoppa dans le cadre de la porte et sans se retourner, parla distinctement à Acharion :
— Je ne suis pas dans l’attente de ton autorisation, Commandant. Mais je voulais te prévenir que je prends un congé sans solde à partir de demain à l’aube.
Puis la porte claqua, laissant le Commandant sans voix. Il était assailli d’images plus insupportables les unes que les autres. Leur seul point commun était le sang versé, celui de Tharmeilon. Il s’apprêtait à partir à sa suite, lorsque quelques coups furent frappés à la porte. Ne suivant que son envie la plus profonde de voir Tharmeilon revenir lui donner raison, il s’écria, persuadé de voir le visage du jeune Capitaine : « Entre donc ! ». Mais ce fut le kajiru du Haut Scribe de la cité (qui avait été élu depuis peu à la présidence du Conseil de la cité) qui ouvrit la porte. Ses traits étaient ceux d’un enfant qui a mal agi, et il serrait fort la poignée de la lame qui pendait à sa ceinture.

Acharion se souvenait comment ce kajiru avait défendu bec et ongles le Haut Scribe lors d’un voyage de celui-ci, pendant lequel ils avaient été attaqués par des bandits. Submergés par leur nombre, les rarii n’avaient pas pu empêcher deux hors-la-loi d’approcher le Haut Scribe. Mais, même sans armes, ce petit les avait repoussés, mû par le dévouement dont il faisait preuve pour son maître. Ce fait de poings lui avait valu d’obternir le droit, sur l’accord du Commandant, de devenir un kajiru de combat et de porter en permanence son arme que Garan, le Haut Scribe lui avait fait faire sur mesure !

— Sire Commandant, dit-il alors, nous avons un problème. Le fils du Haut Scribe a été enlevé cette nuit. Et trois de vos hommes ont été retrouvés morts. Egorgés, Sire.

Acharion accusa le coup. Et il entendait déjà, plus bas dans le bâtiment, les pas de ses hommes qui semblaient se précipiter vers lui. Après un moment, il prit alors la parole :

— A-t-on une idée de qui aurait pu faire ça ?
C’est alors que le kajiru fouilla dans sa poche et en sortit une plume :
— Nous avons retrouvé cela dans la couche de Sire Rivoual.
— Ce sont eux, marmonna le Commandant, prenant la plume blanche dans sa main tremblante. Retourne auprès de ton maître, petit. Et dis-lui de ne pas ébruiter l’affaire pour le moment. File vite !
Sans attendre, le kajiru s’inclina et s’enfuit par la porte sans la fermer. Les rarii arrivaient dans le couloir qui menait à son bureau. Il reconnut avec soulagement Tharmeilon parmi eux, et les accueilla sans un mot, leur faisant simplement signe d’entrer et de fermer la porte. Au garde à vous devant lui, les rarii et leur Capitaine attendaient les instructions du Commandant sans un mot. Ils savaient qu’il était au courant de la situation et qu’il prendrait les décisions rapidement.
— Tout le monde sur le pied de guerre, dit-il avec calme. On diminue les temps de garde par deux, et comme d’habitude, on augmente le nombre des sentinelles. On ferme les portes de la cité et on ne laisse personne rentrer sans une bonne excuse. Je veux que les sentinelles soient reposées et à 100% de leurs capacités. Aucun rarius à l’auberge ou à la taverne, pas une goutte d’alcool jusqu’à nouvel ordre. La population va s’en inquiéter, je m’occupe de faire circuler la nouvelle.
— A quoi doit-on s’attendre, exactement ? demanda Tharmeilon.

Comme simple réponse, Acharion leur montra la plume. Chacun d’eux savait que cette plume blanche était signe de déclaration de guerre chez les mambas. Le Commandant et le Capitaine se regardèrent un instant. Les rarii avaient déjà vu cette scène et savaient que les deux hommes, se connaissant tellement bien, pratiquaient alors une sorte de magie. Ils se comprenaient sans se parler. Finalement, Acharion hocha la tête et Tharmeilon sourit en coin.
— Au travail, mes frères, dit alors le Capitaine avant de saluer le Commandant et de tourner les talons.
Acharion s’écroula sur son fauteuil en soupirant, une fois la porte fermée.
Tharmeilon, lui, prit un de ses hommes à part, et, lui parlant à voix basse :
— Dis aux autres de me rejoindre à la Capitainerie dans une ahn, Tarius. Et prenez vos balluchons.
— Ay, Capitaine !

La nuit était tombée et la cité d’Edington avait déjà sombré dans le sommeil, lorsqu’un groupe de 5 hommes qui avaient quitté leurs tenues rouges passèrent les grilles avec les encouragements silencieux de leurs frères d’armes. Rapidement, il se mirent à courir en direction de la jungle. Tharmeilon leur avait dit le but de leur mission : repérer le camp mamba où était retenu le fils du Haut Scribe, définir leur nombre et leurs points faibles exploitables, et, autant que faire se peut, commencer à les diminuer, ou faire un prisonnier à pouvoir échanger. Le Capitaine faisait partie de l’équipe et voyait là un moyen d’assouvir sa vengeance. Mais il savait que dans cette situation, il devait d’abord penser à la sécurité des citoyens d’Edington.
Ils suivirent les quelques traces laissées par les mambas pendant presque toute la nuit. Le fait d’avoir un prisonnier avec eux les obligeait à laisser des empruntes plus profondes que d’habitude, des branches cassées. Et ils avançaient moins vite que d’habitude. Mais les cinq hommes ne se pressaient pas. Ils savaient que de toute façon, ils ne les rattraperaient pas avant qu’ils n’arrivent à leur camp, et devaient rester vigilants : ces sauvages étaient capables de brouiller les pistes pour vous emmener droit dans le nid d’un Tharlarion, ou de vous tendre des pièges dont vous ne sortiez pas vivants.
La petite équipe était composée de l’élite de la Caste Rouge d’Edington. Depuis des années, Tharmeilon les avait triés sur le volet et ensemble, ils s’étaient entraînés dans l’ombre, mené à bien de nombreuses missions d’infiltration dont le seul but était l’assassinat d’une ou plusieurs personnes. Ces cinq-là étaient la terreur des ennemis d’Edington. Mais contrairement aux vils assassins de la secte noire, ils agissaient sans rémunération, sans attendre quoi que ce fut en retour, si ce n’était la paix dans leur cité et le bien-être de leurs concitoyens. La jungle, ils y avaient passé des jours et des jours à s’entraîner, ne se nourrissant que de chasse, de pêche et de cueillette. Ils savaient éviter les bosquets vénéneux, faire des détours pour éviter les nids de Tharlarions ou les terriers de Larls. Mais cette fois, ils avançaient le plus droit possible, suivant les pas des sauvages qui leur déclaraient la guerre sans raison apparente.

Le lendemain, ils avançaient encore moins vite. Les traces laissées par le groupe mamba se faisaient plus difficiles à repérer, alors qu’eux, en plein jour, pouvaient encore plus facilement tomber dans une embuscade. Ils avançaient par à-coups, jamais tous les cinq ensemble, les uns surveillant les arrières des autres, et vice-versa. Le soleil était à son zénith, l’air moite, encore plus que d’habitude, quand Tharmeilon, menant la marche avec Tarius pendant que les trois autres marchaient une vingtaine de mètres derrière, s’arrêta net en levant un poing en l’air. Il ouvrit alors son poing, tendant tous ses doigts dans toutes les directions. Aussitôt, chaque membre de l’équipe quitta le chemin pour se disperser. Le Capitaine s’avança vers l’endroit où il avait repéré ce qui lui semblait être les restes d’une lutte acharnée. Il se pencha vers ce qu’il identifia comme une petite flaque de sang coagulé. Il savait qu’il prenait un risque en se baissant ainsi. Mais c’était ça la force de leur groupe : cinq membres, comme les doigts d’une main, inséparables, mais où chacun avait sa fonction. Il ne les voyait pas, mais il savait qu’ils veillaient sur lui.
Il s’essuyait les doigts dans l’herbe haute, lorsqu’il entendit le cri d’un vulo. Il releva la tête et se mit à courir dans la direction du cri. Lorsqu’il y arriva, ils étaient déjà trois. À peine les eut-il rejoints que le dernier, qui couvrait ses arrières, sortit des broussailles. Ils étaient en arc de cercle devant la découverte de Rivoual. Ils restèrent devant ce spectacle, à la fois abasourdis et cherchant à comprendre ce que tout cela impliquait :

— Ils ne feront pas de prisonniers, dit Tharmeilon en coupant la corde qui retenait le corps du fils du Haut Scribe.

Ils l’avaient attaché par les pieds, la tête en bas, les mains dans le dos. Son visage était rempli d’hématomes, ce qui montrait qu’il avait sûrement tenté de s’enfuir à l’endroit où Tharmeilon avait repéré les traces de lutte. Ils l’avaient accroché là puis l’avaient étripé, comme un vulgaire tarsk. Quelques uns de ses organes étaient tombés au sol. Ils l’allongèrent là, gardant quelques instants de silence pour lui.
Enfin, un des rarii le recrouvrit de branchages divers puis, sans un mot, ils continuèrent leur route. À présent, ils avançaient séparément et plus rapidement.
Ils s’arrêtèrent à peine pour se nourrir de quelques baies ramassées ici et là. Ils se regroupèrent dans le renfoncement d’une falaise, chacun d’eux aux aguets, sans un mot. Juste avant de reprendre la route, Tharmeilon s’adressa à son équipe, qu’il voyait rongée par la haine que leur avait inspirée leur macabre découverte quelques ahns plus tôt :

— Nous nous rapprochons de leur campement. Ils sont tout près, je peux les sentir. Ils auront protégé leurs arrières, ils savent que nous les suivons. On repère leur camp sans s’en approcher, pas de jour, en tout cas. On repère, et on se retrouve ici.

Il les regarda l’un après l’autre. Le moment de se séparer était venu. Ils savaient tous quoi faire sans que Tharmeilon ait besoin de le leur dire. Repérer l’entrée, la taille du camp, pour en évaluer le nombre d’habitants. Sans prendre le risque de se faire repérer, chacun tenterait de s’approcher et repérer des failles dans la construction, ou dans les rondes. Trouver des endroits où installer un camp en cas de siège était une autre de leur mission.
D’un simple signe de tête du Capitaine, chacun partit dans sa propre direction en silence.

Tharmeilon s’engouffra dans la jungle, le trac au ventre, mêlé à l’excitation du combat proche, et le désir de vengeance lui tiraillant les intestins.
Pendant plusieurs ahns, il ne rencontra qu’animaux rampants et félins, qu’il évitait avec soin. Ses pas légers et rapides n’effrayaient aucunement les volatiles. Pas une fois, il fut surpris par un nuage de vulos qui auraient signalé sa présence.
Il ne s’arrêta que brièvement pour grignoter un morceau, de temps en temps, ou boire une gorgée d’eau à sa gourde. En milieu d’après-midi, il commença enfin à avoir le sentiment de se rapprocher du camp mamba. Il passait de plus en plus souvent à proximité de chemins clairement dessinés par le piétinement incessant. Mais au pire, il ne faisait que les traverser. Pas une fois il ne s’aventura à emprunter ces chemins tout faits, et sûrement remplis de pièges venimeux, ou qui auraient simplement signalé sa présence.
Tous ses sens se mettaient en éveil, son coeur se mit à battre plus fort. Il allait enfin pouvoir affronter cet ennemi qui lui avait enlevé son père, si jeune. Sa détermination grandissait au fur et à mesure qu’il avançait, sentant à chaque pas qu’il se raprochait de son but.
Il pensait à sa mère, ses soeurs, sa femme, ses enfants. Il pensait à son père. L’image de son cou tranché, le sang qui giclait alors que le combattant mamba souriait de toutes ses dents. Une larme chaude coula sur sa joue.
Il fut tiré de ses pensées par un bruit furtif, mais bien trop connu pour lui. Une flèche vint se planter dans son sac à dos, et sans s’en émouvoir, il continua sa course jusqu’à se cacher derrière un énorme palmier. À peine était-il à couvert que son sac tomba à ses pieds, et qu’il se munit de son arc, prêt à s’en servir, autant qu’à le lâcher si son ennemi s’approchait.
Presque au même instant, la pluie lourde du Schendi se mit à tomber. Il connaissait cette pluie qui pénétrait en vous jusqu’aux os, qui se mettait à tomber aussi drument que soudainement, et qui s’arrêtait tout aussi vite, laissant la place à un soleil radieux, comme une simple parenthèse.
Mais il savait aussi qu’elle pouvait durer des jours entiers, avant de cesser. Il se mit à réfléchir, tout en observant le terrain, trouver des signes de la position de son adversaire. Il donna un coup de pied dans son sac. À peine celui-ci n’était plus à couvert, qu’une flèche vint se planter encore dedans. Profitant du moment où l’autre ne pouvait décocher une flèche, pariant sur le fait qu’il était seul, il passa sa tête de l’autre côté de l’arbre. Tout ce qu’il put voir était la jungle, impassible. Les lourdes gouttes de cette pluie qui le trempait déjà faisait plier les feuilles des arbres qui, l’instant d’avant, étaient toutes dressées vers le soleil, comme si elles voulaient aller à lui, retenues par leur fonction sur l’arbre.

Il ne pouvait être sûr que d’une chose : il s’était rapproché depuis sa première flèche et allait tenter de le faire encore. Il rangea son arc dans son dos et dégaina son épée avec précaution. Bien que lourde et faite pour une tenue à deux mains, Tharmeilon la tenait et l’utilisait d’une seule sans difficulté.
Ne sachant du tout où se trouvait son adversaire, il tenta le tout pour le tout. Il prit une grande inspiration et se mit à crier, pour se faire entendre par-dessus la pluie :
— Je ne suis qu’un voyageur ! Laissez-moi passer, je ne veux pas me battre !
Son sang se glaça un instant lorsqu’il entendit une voix, apparemment jeune, qui venait de l’autre côté du tronc. Il avait réussi à se déplacer sans un bruit, profitant de la pluie, se mettant même à découvert pour arriver jusque là. Il serra la poignée de son arme, au point que ses doigts blanchirent, en entendant les mots de son adversaire, une pointe d’ironie clairement identifiable :
— Toi, le dernier... tous les autres morts ! Toi, pas vouloir te battre parce que toi trop faible !

La haine qu’il nourrissait pour ce peuple depuis sa plus tendre enfance fit alors surface. Il tenta, le temps d’une ihn, de la contrôler, mais elle fut la plus forte. Il bondit autour du tronc et fit tomber sa lame sur son adversaire. Surpris, mais rapide comme un larl, celui-ci fit un bond en arrière et bloqua sa lame, tant bien que mal, avec sa lance.
Et ce fut au tour de Tharmeilon d’être surpris. Alors qu’il avait toujours connu les mambas presque nus, ne cachant qu’à peine leurs attributs sexuels, laissant leur peau exposée à de nombreuses agressions extérieures, celui-ci était couvert de la tête aux pieds. Seuls ses yeux, son nez et sa bouche étaient visibles. Un simple coup d’oeil lui confirma qu’il s’agissait d’un jeune guerrier, bien moins costaud que lui. Mais il avait appris à ne jamais sous-estimer un adversaire. Et c’était bien ça qui l’avait fait devenir si vite le Capitaine respecté qu’il était. Dans chaque combat, il s’engageait à son maximum, qu’il s’agisse d’un poivrot de taverne ou d’une armée à leurs portes.
Rapidement, il se mit à enchaîner des attaques puissantes en tous sens. Sa lame faillit plus d’une fois atteindre son but, et son adversaire ne devait son salut qu’à un petit saut bien calculé, ou un mouvement de sa lance pour dévier l’épée suffisamment. Il était bien plus faible que Tharmeilon physiquement, mais il savait se battre. Le Capitaine sut rapidement que la moindre défaillance dans ses attaques pourrait lui coûter la vie.
Au bout de plusieurs ehns où Tharmeilon avait gardé l’ascendant sur son adversaire, mais sans une seule fois le mettre réellement en difficulté, il sentit que le jeune mamba commençait à fatiguer. Et il lui asséna des coups qui redoublèrent de puissance, le faisant reculer enfin. Le jeune guerrier semblait ne même pas essayer de l’attaquer, comme s’il savait qu’il n’aurait aucune chance de l’atteindre.
D’un bond, le jeune mamba se mit hors de portée de sa lame et se réfugia dans la jungle. Sans même essayer de le suivre, Tharmeilon partit dans l’autre sens se mettre à couvert derrière un arbre. Juste à temps.

 Le “tong” significatif d’une flèche se plantant dans le bois lui annonça qu’une autre partie commençait.
Il rangea son épée et se saisit de son arc. Bien décidé, cette fois, à ne pas le laisser s’approcher si facilement.
Excité par le combat qui avait précédé, il sentait son corps dans une forme rarement ressentie. Ses réflexes étaient à leur meilleur niveau et il se sentait capable d’affronter une armée entière. Il bondit de derrière l’arbre et se dirigea sur sa droite, offrant son flanc gauche à son adversaire, qui ne réussit pourtant pas à l’atteindre. En une bonne dizaine de mètres, il n’avait décoché qu’une flèche, et d’un coup d’oeil, Tharmeilon avait repéré sa position. À peine caché par un nouvel arbre, il en ressortit, l’arc bandé, prêt à tirer, visa la position qu’il avait repérée et laissa sa flèche partir. Lorsqu’il se remit derrière son arbre, une flèche se plantait presque à ses pieds. Il avait donc réussit à le surprendre et le faire viser approximativement.
Il ne laissa pas le temps à son adversaire de reprendre ses esprits et sortit de sa cachette. Dans sa précipitation, le jeune mamba le rata encore. Il fit une légère pause à couvert, le temps de placer son bouclier sur son bras gauche, et repartit encore en courant, n’offrant que le flanc protégé en partie par son bouclier à son adversaire.
Il tournait autour de lui pour l’empêcher de bouger, et à chaque fois qu’il décochait une flèche, Tharmeilon se rapprochait toujours un peu de sa cible, repérant à chaque fois un peu mieux sa position.
Mais la pluie commençait à le ralentir, comme il le craignait. Son corps devenait plus lourd, ses pieds s’enfonçaient de plus en plus dans le sol détrempé, et il perdait en adhérence. Il se mettait à penser à une autre tactique lorsqu’une vive douleur le prit à la jambe. Il réussit à se mettre à couvert et baissa les yeux sur son mollet.
La pointe de la dernière flèche avait déchiré sa peau, mais ne s’y était pas planté. Le sang coulait quand même abondamment et la douleur, maintenant qu’il ne bougeait plus, se faisait plus sourde, profonde. Il déchira un bout de sa tunique et s’en fit un garot rapidement.
Il était en train de le serrer lorsque le bruit, malgré la pluie qui tombait sans discontinuer, d’une branche sur laquelle on marche le fit redresser les oreilles, la tête avec, et saisir son épée. Il n’eut pas vraiment le temps d’analyser la situation. Mais il sut que son adversaire allait le prendre à revers, par rapport au bruit de bois cassé, et que ça irait vite. Sans même se retourner, il dirigea la lame de son épée derrière lui, comme pour la rengainer, mais sans la glisser dans son fourreau. Au moment même où il sentait la résistance de la peau et des muscles au bout de son arme, une douleur encore plus vive le saisit dans la chair molle de son dos, juste sous les omoplates, le seul endroit où tout le fardat qu’il portait sur son dos était à découvert.

Il lâcha son épée, qui, d’après lui, avait traversé la jambe de son adversaire, et fit un pas en avant, près à tomber au sol. Se tenant au tronc de l’arbre, il réussit à se retourner et faire face au seul combattant qui avait réussit à le toucher depuis des années.
L’homme tenait une dague sanglante dans la main. Son regard commen­çait à vaciller sous la douleur de sa blessure. Sa jambe pissait littéralement le sang. Il allait bientôt perdre connaissance, Tharmeilon le savait. Et il voulut en savoir plus, avant de le laisser là pour mort, et de trouver un refuge pour se soigner. Il boitilla vers le jeune homme, qui essaya de se défendre de sa dague, mais un simple geste du bras du Capitaine, bien que douloureux, suffit à la lui faire lâcher.
Il tira alors sur la capuche qui recouvrait une bonne partie de son visage. Et il resta interdit un bon moment, les yeux plantés sur la longue chevelure qui sortit de la capuche. Voyant sa réaction, son adversaire eut un regain d’énergie. Son regard devint noir, colérique :
— Quoi ? Toi jamais vu femelle ?
Question qu’elle appuya d’un crachat de sang qui vint terminer sa course sur le visage de Tharmeilon, qui reprit alors ses esprits. Leur souffle s’accélérait à tous les deux. S’il ne s’occupait pas de ses blessures, il finirait par perdre trop de sang à son tour.
Il avait face à lui la représentante du peuple qu’il haïssait le plus dans Gor. Il lui suffirait d’un geste pour commencer enfin à assouvir sa vengeance. Il tendit la main vers son épée et la retira de la jambe de la femme.

Celle-ci s’écroula aussitôt dans une plainte aigue, une jambe inerte, résignée à mourir là. Mais au lieu de lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres, au lieu de lui trancher la tête sur-le-champ pour la laisser en message près du camp mamba, au lieu de faire ce qu’il s’était promis de faire, ce qui était devenu une raison de vivre pour lui, au lieu d’être lui-même, il rangea son épée dans son fourreau, et attrapa la femme pour la mettre sur son épaule. Elle tenta bien de résister, mais ses forces s’étaient déjà bien trop dissipées pour qu’elle puisse esquisser le moindre mouvement de défense pertinent.
Tharmeilon serra les dents et se mit à marcher vers un abri qu’il avait repéré un peu plus loin.
Les décombres d’un village qui, il y avait longtemps de cela, prouvait que les blancs avaient tenté d’envahir le Schendi, de s’y installer pour y vivre tranquillement, loin des grandes cités. Comme les nombreux villages qui s’étaient alors installés-là, ils avaient découverts les tribus mambas qui peuplaient la jungle... et n’y avait pas survécu.
Les restes d’une maison, ou d’une étable, leur servit d’abri. Il déposa lourdement la femme sur le sol et lui déchira sa tunique. Sa peau brune et douce reluisait, et si Tharmeilon n’avait pas été dans l’urgence, il en aurait sûrement été charmé. Mais il s’empressa de serrer fort un garot au haut de la cuisse de la femme. Puis, bringueballant, il ressortit de là pour s’enfoncer dans la jungle. Après quelques temps qui n’avaient pas duré plus de 4 ou 5 ehns, mais lui avait paru plusieurs ahns, il retrouva son sac et le traîna jusqu’à l’abri.
Là, il put s’occuper de leurs blessures du mieux que ses connaissances le permettait. Il enleva d’abord les vêtements détrempés de la femme et lui étala une couverture, bien que son sac n’ait pu résister complètement à cette maudite pluie qui s’insfiltrait partout. Il nettoya sa plaie aussi bien qu’il put et recousit, retenant ses tremblements le plus possible.

Il en fit de même pour son mollet et se fit un pansement le plus serré possible pour sa plaie dans le dos. Il passa enfin un pantalon et un haut de rechange. La tension retombant, il se mit à grelotter. Il savait que ce n’était pas bon signe et se força à s’activer pour ne pas sombrer dans l’inconscience. Il rassembla les quelques branches sèches et feuillages que l’humidité ambiante n’avait pas encore attaqué, et réussit à lancer un petit feu qu’il alimentait régulièrement des quelques branchages qu’il avait pu trouver.
Le temps passa, et il n’y avait plus que le bruit de la pluie dans les feuillages pour l’empêcher de s’endormir. De temps en temps, il jetait un regard vers la femelle. Elle s’était accoutrée de façon à ce qu’on croit qu’il s’agissait d’un jeune homme, comprimant sa poitrine pourtant généreuse jusqu’à l’aplatissement. Pourquoi ? Faisait-elle vraiment partie de la tribu après laquelle il courait ? Et si oui, savaient-ils seulement qu’elle était là ? Et si oui, pourquoi n’avaient-ils pas encore retrouvé sa trace ?
L’énigme le tint encore quelques temps, mais peu de temps après le coucher du soleil, la pluie s’arrêta net, et il finit par s’endormir lourdement.
Le réveil fut brutal. Il se raidit de tout son corps, sans savoir pourquoi, et bondit en position assise, l’épée dégainée, cherchant son adversaire dans l’obscurité de leur abri. Le souffle court, il remarqua qu’il était seul. Puis se souvint de la femelle. Courbaturé, ses blessures le tiraillant, mais qui semblaient cicatriser comme il fallait, la faim lui nouant l’estomac, il se traîna vers la femme. Elle respirait toujours, régulièrement. Il en eut un petit sourire, en se disant que cette femelle était vraiment solide pour réussir à dormir avec autant d’apaisement avec une telle blessure.
Il releva la couverture pour vérifier la blessure à sa jambe. Attrapant son sac, il entreprit alors de lui changer son pansement. Elle avait encore perdu un peu de sang, mais rien d’alarmant. Par contre, il allait falloir qu’elle finisse par se réveiller, car il devrait lui donner à manger, maintenant qu’il l’avait soignée.

Il se rendit alors compte que de toutes les questions qu’il s’était posées, aucune d’entre elles n’interrogeaient le fait qu’il l’ait sauvée, plutôt que de la laisser dans la jungle se vider de son sang, ou lui trancher la tête pour adoucir ses souffrances. Il secoua la tête en se disant qu’il s’agissait seulement du fait que c’était une femelle. Un guerrier ne tue pas une femelle comme il le ferait avec un autre guerrier. Une femelle ne pouvait pas être un guerrier comme les autres.
Il termina le noeud du pansement, après avoir nettoyé et désinfecté la plaie, de chaque côté de la cuisse. Et sa main se mit, sans qu’il le veuille vraiment, à caresser sa peau. Non pas une caresse sensuelle qu’un homme ferait à sa kajira favorite, sous les furrs, mais une caresse qui se voulait une preuve. Une preuve qu’elle était faite d’os et de chair, comme lui. Une preuve que cet être, qu’il appelait femelle, était du même genre que lui. Que cette femelle pourrait être une femme. Sa main souleva la couverture et bientôt, il observa son corps nu.
Ses jambes étaient musclées et fines à la fois. Ses pieds étaient aplatis sur le dessous, signe qu’elle ne portait jamais de souliers. À cet endroit, la peau était dure et servait de véritable semelle, lui permettant d’utiliser ses pieds sur presque n’importe quel sol sans en être dérangée. Plus haut, ses yeux tombèrent sur la toison de son sexe. Il y posa aussi la main, caressa les poils, retrouva les sensations qu’il connaissait déjà si bien. Glissant un doigt entre ses cuisses, il retrouva la chaleur, la moiteur du sexe d’une femme. Son ventre plat laissait apparaître des abdominaux qu’il n’avait connu que chez certaines kajirae, dont le service en salle n’était qu’une part infime du travail et qui portaient des charges lourdes à longueur de journées. Ses seins étaient aussi doux et ronds que les plus beaux seins qu’il avait vus. Ses épaules étaient à la fois frêles et solides, tous comme ses bras. Mais ses mains étaient les mains d’une travailleuse. Cornées, des doigts bizarrement gros par rapport au reste de son corps. Son visage était doux et rond, ses lèvres légèrement pulpeuses, son nez fin et long. Et maintenant qu’il la regardait de près, il remarquait que seule une femelle pouvait avoir des cils aussi longs.

Il remercia les Prêtres-Rois de ne pas avoir remarqué cela dès le début. Il ne se serait pas battu avec la même hargne et serait sûrement mort à cette heure. Avec une pointe de curiosité, il dirigea son doigt vers sa bouche, avec attention. Il lui ouvrit les lèvres et découvrit la réponse à quelques unes de ses questions. Ses dents étaient acérées. Comme il l’avait entendu, les mambas se limaient les dents pour pouvoir déchirer la chair encore chaude de leurs victimes ou autres fruits de leurs chasses. Malgré ce qu’il avait cru, elle n’avait pas les dents rongées par le manque d’hygiène dont ils semblaient faire preuve. Au contraire, ses dents étaient d’une blancheur presque impeccable. Son haleine, par contre, trahissait son régime alimentaire, et il retira vivement ses doigts de là, lui remit la couverture et se leva.
Lorsqu’il sortit pour aller cueillir des fruits et des baies, il prit grand soin de ne laisser aucune arme à proximité.
Il revient une ahn plus tard, chargé de fruits, uniquement ceux qu’il connaissait et qu’il savait être comestibles, ainsi qu’une bonne gourde d’eau fraîche. Il avait entendu, en se promenant non loin, à la recherche de quoi se nourrir et la nourrir aussi, un petit ruisseau couler. Ils avaient donc tout ce qu’il fallait pour rester ici le temps de se requinquer... si la tribu ne finissait pas par les retrouver. Auquel cas, il ne s’en sortirait pas. Au fond, la seule chance qu’il voyait de s’en sortir, en ce moment, c’était elle. Il l’avait soignée, et ils lui en seraient peut-être reconnaissants... au moins le temps qu’il trouve un autre moyen de leur fausser compagnie.
Idée qui lui traversa l’esprit, d’ailleurs, alors qu’il engouffrait sa part de la cueillette. Il pouvait aussi rebrousser chemin. La laisser là, avec de quoi boire et manger pour quand elle se réveillerait, et retourner dans sa cité.
Il fut sorti de ses pensées par un gémissement de la femelle. Elle se tortilla en prononçant des mots qu’ils ne comprenait pas. Il la regarda mais ne s’approcha pas. Il la vit se tendre de tout son corps, esquisser un mouvement pour se relever, et son crâne retomber lourdement contre le sol.

— Te voilà réveillée, lui dit-il alors.
Elle tourna la tête vers lui et lui montra ses dents aiguisées en un feule­ment. C’était exactement comme ça qu’il l’avait imaginé. Le regard menaçant et félin, les lèvres retroussées, et les dents menaçantes. Il eut un petit sourire de satisfaction en repoussant les fruits vers elle.
— Tu devrais manger un peu, si tu peux. Sinon, tu ne sortiras jamais d’ici.
Mais elle ne bougea pas. Elle continuait de le menacer du regard et de ses lèvres retroussées. Mais plus aucun son ne sortait de sa bouche. Tharmeilon la scrutait aussi, son sérieux revenu. Elle restait un adversaire, et un adversaire redoutable, sauvage. Et il savait de quoi était capable un animal sauvage blessé. Il restait donc sur ses gardes en plantant ses yeux dans les siens. Commença alors une sorte de lutte entre eux : au premier qui lâcherait le regard de l’autre.
Mais dans le même temps, ils se sondaient tous les deux. Tharmeilon crut voir une once de douceur dans son regard, la douceur d’une enfant, qui s’émerveille à toute chose nouvelle. Et elle put déceler dans celui du Capitaine tant haï le respect qu’il portait à une femelle qui avait su lui tenir tête au combat.
Une fois de plus, c’est elle qui perdit ce combat-là. L’odeur des fruits fraîchement cueillis finissant par avoir raison sur sa combativité.
— Je te tuerai dès que je serai sur pieds, dit-elle avant d’avaler plusieurs baies en même temps, sans même essayer de s’asseoir pour manger dans une position plus confortable.
— Ce sera avec plaisir que je t’en empêcherai, lui répondit alors Thar­meilon, un brin moqueur.
Ils mangèrent tous les deux en silence. Tharmeilon aida la femelle à boire à la gourde, puisqu’elle n’arrivait pas à s’asseoir. Lui-même avait des gestes lents, saccadés. Il grimaçait à chaque fois qu’un mouvement tirait sur la cicatrice de son dos. Après ça, elle se rendormit rapidement.
Avant la fin de la journée, Tharmeilon avait réussit à sortir plusieurs fois, ramenant à chaque fois des vivres, de l’eau, ou du bois pour faire du feu. La chaleur humide du Schendi n’empêchait pas le bois de sécher, une fois mort. Mais il préférait en garder le plus possible dans leur abri, au cas où la pluie reviendrait.

Et ce soir-là, harassé par si peu de travail, il s’endormit juste après le coucher du soleil, ayant fait un feu qui devait durer plusieurs ahns et les réchauffer pendant le soleil ne le faisait plus.
Deuxième réveil en sursaut. Cette fois, il faisait encore nuit. Mais les trois lunes brillaient d’une telle intensité qu’on y voyait presque aussi bien qu’en pleine journée. Le bruit du métal sur la pierre résonnait encore à ses oreilles lorsqu’il se tourna sur le côté et réussit à empêcher la femme de tenir l’épée par la poignée. Il récupéra son arme et se leva. Elle avait rampé jusqu’à lui, à la force de ses bras, pour le tuer pendant qu’il dormait. Il se leva d’un bond, l’épée en main, surpris lui-même d’avoir pu le faire, et posa la pointe de sa lame sur la nuque de la femelle nue, le bras encore tendu vers l’endroit où était posée son arme quelques ihns plus tôt.
Sa respiration était celle de quelqu’un qui avait couru pendant des ahns. L’énergie qu’elle avait déployée pour se glisser jusque-là l’avait complètement vidée.

— Tue-moi, dit-elle simplement sans même lever les yeux vers lui, pour lui faciliter la tâche.
— Je t’ai ramenée ici pour te soigner... ce n’est pas pour te trancher la tête à la première occasion, lui répondit-il sans pour autant relever sa lame.
— Pourquoi ? gémit-elle alors dans un sanglot.
— Je... je ne sais pas... tu es une femelle, et moi un guerrier. Je ne tue pas les femmes, c’est comme ça.

Il vit les poings de la femme se serrer, alors qu’elle retenait du mieux qu’elle pouvait les sanglots qui lui agitaient les épaules.
— Vous tous... les mêmes... d’où que vous veniez...
— Et toi... d’où viens-tu, lui demanda-t-il alors d’un ton autoritaire. Tu parles bien le goréen, pour quelqu’un qui a grandit dans la jungle.
Elle tourna doucement la tête vers et posa un regard courroucé sur lui :
— Mon maître, cracha-t-elle. Il est venu dans la jungle et m’a enlevée, pour m’emener chez lui. Il m’a fallu des années pour me sortir de là.
De la pointe de son épée, il repoussa les longs cheveux noirs de la femelle mais n’y décela aucune trace de collier. Cela devait alors remonter à quelques années. Et elle lui paraissait pourtant si jeune.

— Tu m’as montré ta valeur au combat, femelle... mais cela ne fera jamais de toi une guerrière. Un guerrier n’est pas que doué au combat. Ce n’est qu’une partie de ses attributions. Surtout dans ton peuple, à ce que j’en sais.
— Tu ne connais rien de mon peuple, nyeupe ! s’exclama-t-elle dans un regain d’énergie.
— C’est vrai. Je ne connais pas beaucoup ton peuple. Mais il me suffit de savoir une chose pour vous comprendre.

Il se mit à genoux près d’elle, et d’une main, lui tira sur les cheveux pour relever la tête de la femme qui gémit de douleur. Elle se trouva alors face à un Tharmeilon dont le visage avait rougit, les yeux presque injectés de sang par la colère et il parla d’une voix basse, la mâchoire serrée :

— Je n’ai qu’à fermer les yeux et revoir le plaisir qu’a eu un des tiens à trancher la gorge de mon père sous mes yeux. Son sourire me hante, nuit après nuit. Le rire et les cris de joie de ses semblables résonnent encore dans mes oreilles, pendant que le sang giclait encore de la gorge de mon père. Celui qui a vécu ça vous connaît bien mieux que quiconque.
Il lui lâcha les cheveux et sa tête retomba sur le sol. Il se releva pour se calmer et la vit parcourue de spasmes, en même temps que des sanglots sortaient de sa bouche. Mais à bien y regarder... elle riait !
Il se retint de la frapper du pied, en partie parce que son mollet n’était pas rétabli, et la menaça à nouveau de sa lame.
— Tu trouves ça amusant, aussi ? Vous êtes bien tous les mêmes, assoiffés de sang...
— Parce que tu crois que nous n’avons pas vécu notre lot d’horreurs, nous ?
— Vous mangez des hommes ! s’exclama-t-il alors, hors de lui. Vous vous nourrissez de vos semblables, vous êtes complètement contre nature !
— Tu te trompes, nyeupe, répondit-elle plus calmement.
— Alors il ne s’agit que d’une légende inventée par les hommes blancs, c’est ça ?
— Non... mais tu te trompes quand même... Maintenant tue-moi, ou allonge-moi.
Il garda son épée à sa place, alors que la femelle se taisait. Elle ne le toisait plus de son regard, et il réussit enfin à se calmer lui-même. Il posa son épée près du feu et se pencha pour l’aider à s’allonger. Il regarda un peu autour et repéra la souche d’un arbre fin. Il l’amena doucement jusqu’à elle et lui reposa la tête dessus.
— Tu seras mieux que complètement allongée, comme ça, lui dit-il.
— Asente, nyeupe, lui répondit-elle sans même se soucier s’il compre­nait.
Se redressant au-dessus d’elle, ses yeux parcoururent son corps. Ce corps si jeune et qui pourtant avait déjà tellement souffert. Ce corps que n’importe quel gorréen désirerait avoir sous les furrs, en abuser avec force ou douceur, mais en abuser jusqu’à plus soif. Avait-elle vraiment souffert autant que lui ? Avait-elle grandit sans son père, comme un boiteux dans un monde où les hommes sont tout ?
— Donne-moi le furr avant de faire une bêtise, lui dit-elle d’une voix moqueuse, un regard amusé posé sur lui.
Il sortit de ses songes et rougit en boitant vers la couverture et l’étendit sur elle, ne pouvant s’empêcher de regarder une dernière fois sa toison au bas du ventre et ses seins ronds, avant qu’ils ne soient recouverts.
Il alla attraper son sac et revint près d’elle, s’asseyant à ses pieds. Tout en fouillant dans son sac et en sortant de quoi changer leurs pansements à tous les deux, il lui demanda :
— Je m’appelle Tharmeilon, et toi ?
— Aujourd’hui, on m’appelle Mali.
Tharmeilon releva la jambe de son pantalon et découvrit sa blessure au mollet. Il grimaça en retirant le pansement et le changea tranquillement, sous le regard de Mali. Il releva alors le furr pour s’occuper de la cuisse de sa patiente. Elle grimaça à son tour lorsqu’il retira le pansement, lui soulevant la jambe doucement. Puis elle jeta un coup d’oeil, une fois la blessure à l’air libre.
— Tu n’es pas le meilleur couturier que j’ai connu...
— J’aurais fait mieux si tu ne m’avais pas planté cette dague dans le dos, répondit-il tranquillement en nettoyant la plaie.
— Maintenant que je sais que tu ne me tueras pas... commença-t-elle alors avant de s’interrompre.
— Si tu préviens les tiens, d’une manière ou d’une autre, je ne serai plus là à leur arrivée. C’est à toi de voir. Pour ma part, j’ai choisi de te garder en vie. Je le ferai. Je n’ai qu’une parole. Je suis un...
— Un guerrier, oui, je sais... soupira Mali.
Et Tharmeilon sourit. Il sourit d’un sourire qu’il n’avait pas senti lui tendre les lèvres depuis longtemps. Et ce sourire ne le quitta pas tout le temps qu’il étalait le désinfectant sur la cuisse de Mali. Enfin, il lui fit un bandage et redescendit la couverture.

— Et ton dos ? lui demanda-t-elle.
— Je n’arrive pas à m’en occuper. Mais ça me tire déjà moins, c’est bon signe.
— Laisse-moi regarder, Tharmeilon.
— Non, vraiment, ça...
— Laisse-moi regarder, lui répéta-t-elle sans appel possible.
Il soupira mais retira son haut. Il serrait la mâchoire alors qu’il défaisait le pansement. Sa peau se relâchant au fur et à mesure le faisait atrocement souffrir. Et le bandeau était imbibé de sang, cette fois. Il vint finalement s’asseoir dos à elle, près de son visage.
— Il faut recoudre, sinon, ça va finir par s’infecter...
— Je suis sûr que ça va aller, la rassura-t-il.
— Donne-moi ce qu’il faut.... Tu peux me faire confiance, je suis douée, moi...
À la place, il lui tendit le pot de désinfectant :
— Etale ça dans et autour de la plaie, ça suffira.
— Ca ne suffira pas, et tu le sais très...
— J’ai plus de fil ! la coupa-t-il subitement. Voilà... J’ai tout utilisé pour ta cuisse, puisque de toute façon, je pouvais pas me recoudre moi-même.

Il se mit à bouder, et elle ne voulut pas insister. Elle avait honte. Elle s’était battu avec lui, il avait gagné le combat, et l’avait sauvée elle, au risque d’y passer lui. Elle s’appliqua à lui étaler la pommade, et il se raidissait à chaque fois qu’elle le touchait.
Elle lui rendit le pot et il entreprit de remettre un nouveau bandage. Le dernier. Il allait devoir aller jusqu’au ruisseau pour laver les autres.
— C’est parce que vous, les femmes, vous êtes le futur, dit-il à brûle pourpoint en serrant le tissu autour de sa hanche.
— Le futur ? s’étonna-t-elle.
— Vous portez la vie. Si vous vous mettez à faire la guerre... qui le fera ? Nos enfants grandissent en voyant leur père mourir par les armes, par d’autres hommes. Si les femmes ne restent pas en dehors de tout ça, qui nous donnera des enfants, pour que notre monde subsiste après nous ? Voilà pourquoi je t’ai soignée.
Mali mit un moment à encaisser le coup. Elle avait toujours eu une image bourrue des nyeupes... et encore plus des hommes d’armes. Elle ne les croyait pas capables d’avoir une pensée élaborée à ce point, tellement ombragée par l’alcool et leurs hormones qui semblaient diriger leur vie entière. Elle baissa les yeux, avant de prendre la parole à son tour :

— C’est uniquement pendant des rites sacrés...
— Que quoi ? demanda Tharmeilon en gémissant de douleur.
— La chair humaine. Uniquement le corps de guerriers forts et lors de rites bien spécifiques qui nous permettent d’acquérir la puissance de l’homme. Au quotidien, nous mangeons comme vous... tarsks, bosks... et beaucoup de fruits et légumes.
Tharmeilon serra le noeud de son pansement et rebaissa son haut. Il resta ainsi, un instant, dos à elle, sans parler.
— Les autres ignorent complètement que tu es partie combattre ?
— Oui, souffla-t-elle dans son dos, comme un aveu.
— Pourquoi tu as fait ça ?
Mali reposa sa tête sur la souche d’arbre, lourdement, en soupirant.
— La tribu pense que les femmes ne peuvent pas défendre le camp. Mais on manque de guerriers capables. Je sais me battre. Je voulais leur ramener ta tête pour leur prouver ma valeur.
— Tu n’y étais pas loin.
— Mais j’ai failli... et ils ne me le pardonneront pas.
Tharmeilon se tourna vers elle, le regard interrogateur :
— Notre société est basée sur un ordre bien établi. Chacun à sa place. Et les quelques mouvements qu’il y a sont entourés de rites de passage, qui permettent de faire reconnaître son aptitude aux autres à être à cette place. Ainsi, ce ne sont pas les membres de la tribu qui ont choisi que tu sois à cette place, mais les Rohos. Les esprits.
— Mais ta place ne te convient pas ?
Ce n’est pas ça... Je sais que chacun doit être à sa place pour que nous puissions perdurer... On nous le dit depuis toujours, et je suis persuadée du bien fondé. Mais j’aimerais en faire tellement plus pour ma tribu...


Tharmeilon resta silencieux. Sa tribu. En faire tellement plus. Il ne put s’empêcher de ressentir la honte l’envahir. Pour une vengeance personnelle, il avait laissé sa tribu avec des défenses affaiblies. La pensée que non, c’était bien Acharion qui lui avait demandé de partir en éclaireur. Mais il dut rapidement s’avouer que s’il n’avait pas eu l’idée de partir en croisade, il aurait réfuté à Acharion que le mieux était encore de les attendre pour que la bataille se passe en terrain favorable pour eux, que des émissaires pouvaient très bien faire l’affaire dans ce genre de situation. Mais il y avait eu la plume. Alors quoi ? Était-il à sa place, ici ? Qu’est-ce qu’il pourrait faire de plus, lui, pour sa tribu ? Au fond, il avait toujours assumé sa part de participation avec un certain zèle, même... Mais il ne le faisait pas pour la tribu. Il ne le faisait même pas pour sa mère ou ses soeurs, qui, elles, avaient fini par accepter la mort de leur père. Mais pas lui. Il était resté l’enfant terrorisé qu’il était ce jour-là. Il n’avait vécu que par ce jour, cet acte. Il n’était pas devenu le guerrier qu’il était pour le bien de sa cité. Mais pour son bien à lui. Il n’avait pas participé à cette mission d’éclairage pour le bien de sa cité, mais pour assouvir sa vengeance. Et aujourd’hui, ses meilleurs compagnons étaient peut-être morts non pas pour le bien de leur cité... mais à cause de lui.
Il se releva en grimaçant et se dirigea vers la sortie, après avoir récupéré ses armes et les bandages à laver.
— Je reviendrai d’ici une ahn ou deux. Repose-toi, en attendant.
Et il sortit. Mais ne revint que bien plus tard. Mali avait eu le temps de dormir un peu. Mais son sommeil avait été entrecoupé, mue qu’elle était par toutes les questions qui se bousculaient dans sa tête. Elle revoyait l’enfer de l’esclavage. La soumission forcée, les coups, les privations, les viols, jusqu’à ce qu’elle accepte son sort. Au début, elle s’était vraiment faite à l’idée. Sa tribu ne venait pas la chercher. Comment l’auraient-ils pu, d’ailleurs ? Ils n’avaient aucune idée d’où elle pouvait être. Auprès des autres kajirae, elle avait finit par trouver un peu de réconfort. Et une ou deux étaient même devenues des amies. Mais bien vite, elle avait ressenti l’appel de la jungle. Et chaque nuit, elle pleurait sans bruit sa jungle et sa tribu perdues. Et chaque matin, elle recommençait son spectacle, aiguisant ses talents d’actrice, même lorsque les hommes se servaient d’elle sous les furrs. Plus d’une fois, elle eut l’idée et l’occasion d’en égorger un, à commencer par son maître, qui lui avait donné rapidement le sérum de stabilisation, pour qu’elle garde son corps d’adolescente le plus longtemps possible.
Et ce fut finalement pendant un raid qu’elle trouva l’occasion de se libérer. Son maître s’était cloîtré chez lui, alors que tous les hommes valides de la cité étaient réquisitionnés pour la défense, qui menaçait de céder à tout moment. Et là, alors que tous les yeux de la cité étaient rivés vers les grilles de l’entrée, alors que tout le monde se demandait si l’envahisseur allait pouvoir rentrer ou non, semer la peur et verser le sang dans l’enceinte de leurs murs, elle attendait calmement, sentant son ahn venir.

Les défenses cédèrent, les torvis s’engouffraient dans les rues, pillaient, tuaient, brûlaient, et faisaient quelques prisonniers qui pourraient rapporter plaisir ou argent. Les défenses cédèrent et elle passa à l’attaque. Elle saisit un couteau en cuisine, alors que son maître était en train de cacher ses richesses. Elle n’eut aucun mal à le saigner comme un bosk. Et elle le fit face à lui. Elle voulait lire la surprise dans ses yeux. Elle voulait les voir s’éteindre devant elle. Il était encore conscient alors qu’elle passait sa langue agile le long de la lame ensanglantée, exactement de la même manière qu’il lui avait appris à le faire sur sa bite qui n’avait jamais dépassé le stade du mi-mou. Elle le laissa tomber au sol, parmi ses richesses qui seraient bientôt la propriété d’un torvi chanceux, et s’en alla dans la nuit. En un instant, elle retrouva tous ses réflexes de la jungle. Pas un homme, une femme ou un enfant, ne l’avait vue se diriger vers la sortie. Elle montait sur les toits, redescendait, se cachait dans l’ombre. Et enfin, d’un bond, elle passa les grilles. Seul moment où elle fut repérée. Mais la liberté lui avait fait pousser des ailes et elle se réfugia dans la forêt, sans laisser une seule chance à ses poursuivants.

Elle avait fait un long chemin, pour retrouver le Schendi et sa jungle. Le plus dur n’avait pas été le voyage, pourtant. Se débarrasser de son collier avait été le pire. Et ce fut finalement la jungle elle-même qui s’en chargea. Mais ça n’avait pas été sans douleur. Alors qu’elle fuyait un larl affamé, au moins autant qu’elle, son collier s’accrocha à une liane. “Clic-clac !”, avant de se retrouver au sol, à moitié étranglée, le souffle coupé. Le clac avait été celui de la liane. Mais elle l’avait bien entendu, le bruit du métal qui avait précédé. Pendant des jours entiers, elle avait accroché des lianes à son collier et tiré de toutes ses forces pour s’en défaire. Mais rien. Rien à faire. Elle allait beaucoup moins vite dans la jungle, passant des ahns entières à tirer sur ce maudit collier.
Et enfin il céda. Enfin, la liberté, la vraie. Enfin, elle pouvait recommencer sa vie, et retrouver les siens la tête haute.
Cinq années plus tard, sa tribu fut d’abord choquée de la revoir. Cinq années, et elle n’avait pas bougé d’un poil. Certains se posèrent bien des questions, mais lorsqu’elle parla du sérum de stabilisation, tout revint à la normale. Mais elle n’eut jamais le coeur de donner les raisons de son maître, pour lui avoir donné ce sérum.

Elle retrouva alors les siens, autant qu’elle se retrouva elle-même. Ses gestes, pourtant, son attitude avaient changé. Aux mouvements bestiaux de ses membres, de ses mots et de ses regards, se mêlaient une douceur qu’elle avait apprise dans le chenil. Plus d’un mirent un moment à la reconnaître entièrement comme une des leurs. Le premier point de réticence était son odeur. Puis ses manières, et ses mots qui avaient pris un accent de kike des cités.
Mais les Askaris avaient été intransigeants. Le premier ou la première qui se permettait de la rejeter serait durement châtié. Elle revenait de cinq ans d’emprisonnement. Si son corps n’avait pas changé, il était normal que son mental, lui, ait été affecté. Et il était du devoir de chacun de l’aider à retrouver sa place dans leur société. Et, elle le savait, lorsqu’un Askari parlait de châtiments, tous tremblaient de peur. L’odeur aidant, le comportement de ses semblables s’adoucit, et ils se firent à ces manières mi-figue mi-raisin. Elle connaissait maintenant les nyeupes mieux que quiconque dans la tribu, et les Askaris savaient qu’elle pourrait être une source d’informations importante, le moment venu.
Et le moment était venu. Talak’An était venu la rejoindre dans la jungle, alors qu’elle était partie seule à la cueillette. Il nourrissait pour elle une attirance assez peu dissimulée. Mais sa kike était d’une jalousie crasse, et tout Askari qu’il était, il n’avait jamais eu le courage d’affronter son courroux ! Il lui parlait toujours d’un ton doux que seules quelques femelles de la tribu avaient connu un jour ou l’autre. Il s’approcha d’elle sans un bruit, mais elle ne fut pas surprise. Ses sens avaient retrouvé leur superbe et il n’avait pas réussi à ne pas se faire repérer.
— Hou Talak, lui dit-elle doucement sans se retourner, continuant sa cueillette.
— Hou Mali, lui répondit le mâle maintenant dans son dos.
Contrairement à ce qu’elle avait cru, il gardait une certaine distance entre eux, et son ton n’était pas celui qu’elle lui connaissait. Elle se retourna et le découvrit, les traits tirés, manifestement gêné. Elle le toisa un instant, le renifla et finit par demander, dans leur langue :
— Que se passe-t-il ?
— Les nyeupes ne cessent de se rapprocher. Nous devons leur donner une leçon. La chasse devient de plus en plus difficile, les animaux fuient, et ils prennent leurs aises sur nos terres ancestrales.
— Je pensais qu’un Askari saurait quoi faire en pareil cas.
— Tu les connais mieux que nous.

Mali soupira. Elle avait craint que la compassion des Askaris les plus âgés ne vienne de là. Et voilà qu’elle obtenait confirmation. Mais en secret, elle s’entrainait au combat, et vit là une occasion de prouver qu’elle pouvait être plus qu’une simple femelle, bonne à la cueillette et à la cuisine. Elle eut un sourire en coin, dévoilant ses dents aiguisées. Talak’An n’était pas dupe, et il savait qu’elle espérait monter dans la petite société qu’ils formaient. Il avait bien remarqué que malgré le talent qu’elle montrait à ces tâches, Mali ne voulait pas s’en contenter. Alors il avait pensé qu’en lui demandant des informations, il pourrait flatter son ego et qu’elle ne tente pas de braver leurs lois implacables.
— Qu’attends-tu de moi, Talak ? demanda-t-elle enfin.
— Nous voulons déclarer une guerre, de façon magistrale. Aide-nous à savoir où frapper.
Mali prit un instant de réflexion, tendant son panier à Talak’An afin qu’il se serve. Il finit donc par s’approcher et avala tout rond le premier fruit que sa main toucha. Elle sentit plus fort encore son odeur à la fois musquée et rassurante. Et de sa douce voix, elle finit par lui révéler ce à quoi elle avait mille fois réfléchit, le soir avant de se coucher, lorsqu’elle souhaitait se venger de ces nyeupes qui lui avaient fait vivre un enfer pendant de si nombreuses années.

— La Haute Cité, la plus grande demeure. Il y aura sûrement un fils, un héritier. Ils seront prêts à tout pour le récupérer.
— Infiltrer la Cité Haute n’est pas chose aisée.
— Beaucoup de marchands y pénètrent pourtant facilement, répondit-elle aussitôt. Et peu sont vraiment protégés. Eux-mêmes se déplacent souvent en famille.
Talak’An eut un sourire mauvais, une lueur traversa ses yeux, pleins de cruauté à ce moment, ce qui ne fut pas sans exciter Mali. Il s’approcha aussitôt d’elle, retrouva ses manières douces à son encontre et lui caressa la joue. Elle se lova dans cette main calleuse et s’y frotta sans retenue, souriante.
— Bientôt, le sang va couler, Mali. Rentre avec moi, tu ne devras plus sortir seule.

Et elle obtempéra sans ciller, toujours heureuse de pouvoir passer un peu de temps en sa compagnie, même si elle savait que leur relation resterait platonique à jamais... du moins, tant que sa kike serait en vie. Et avec la guerre qui s’annonçait, le nombre de futurs possibles augmentait en flèche.
Quelques temps plus tard, une équipe de 5 mâles partirent. Les mêmes adieux déchirants, à chaque fois. Les mêmes peurs, et la même fierté mêlées dans les larmes que faisaient couler les femelles et leurs petits. Mais elle n’y participait pas, elle. Elle se réfugia dans la grotte des femelles, alors vide, déterra un sac qu’elle s’était confectionné, puis s’écarta du groupe. À la nuit tombée, quelques uns finirent par se demander où elle était passée. Mais elle était déjà en dehors du camp. Et elle avait attendu le retour des guerriers, vivant près du camp, dans la jungle, sans se montrer pour autant. Et puisque plus personne n’en sortait, elle pouvait facilement se nourrir et s’abreuver, attendant le moment où elle pourrait montrer aux autres de quoi elle était capable, que même une femelle était capable de défendre le camp, de donner sa vie pour la tribu.

Pendant ce temps, le petit groupe de guerriers s’approchaient dangeu­reusement de la cité d’Edington, et des routes qui y menaient. Bientôt, c’était jour de marché, et les routes étaient remplies de différents marchands qui se rendaient de cité en cité, pour survivre. Mais quelques uns semblaient plus riches. Et c’est le convoi d’un de ceux-ci que les mambas choisirent d’attaquer. Malgré la dizaine de mercenaires qui surveillaient le convoi, montés sur des kaiila, ils n’eurent aucun mal à les surprendre et les maîtriser, presque sans blesser personne.
Le marchand tremblait de peur, et son fils, à ses côtés, s’était fait dessus, lorsque la porte de leur roulotte s’était ouverte. Trois d’entres eux embarquèrent le fils. Les deux autres se cachèrent parmi les provisions. Le marchand retrouverait son fils lorsque les deux autres reviendraient de la cité.
Et c’est ainsi, ayant choisi un riche marchand, qu’ils pénétrèrent sans encombre dans la Haute Cité d’Edington. À la nuit tombée, surprendre le fils du Haut Scribe avait été une partie de plaisir pour ces hommes qui savaient se déplacer sans un bruit.
Ils jetèrent leur cargaison du haut des remparts. En bas, les trois autres les attendaient, un drap de peau tendu pour amortir les chutes. Et ils repartirent avec leur prisonnier dans la nuit. Le fils du marchand, lui, avait cessé de respirer dès l’instant où le convoi n’avait plus été en vue.
Et Mali avait attendu le moment où ils reviendraient près du camp. Elle fut d’abord surprise de les voir revenir sans prisonnier. Mais à leur façon de filer vers le camp, elle comprit qu’ils l’avaient tué en route. Elle se trouvait non loin de la porte lorsqu’elle fut ouverte, et put entendre quelques bribes des mots échangés à la hâte :

— ... suivis... petit groupe... et ici ?
— Mali disparue... tout le monde est prêt...
— Elle n’en fera toujours qu’à sa tête ! avait crié Talak’An.
— ... peut pas partir pour des recherches...

Puis la lourde porte s’était refermée. Mali eut un moment de désespoir. L’avait-elle déçu ? Pendant une ehn, elle voulut aller jusqu’à la porte, retourner dans le campement et reprendre son rôle de femelle docile. Mais elle resta où elle était, fit demi-tour, et s’enfonça dans la jungle.
Le lendemain, elle vit plusieurs guerriers se déployer autour du camp. L’ennemi arrivait. Et elle participa à ça, sachant quel terrain elle devait couvrir pour ne pas être repérée par eux. Elle entendit des bruits de combat, alors qu’elle était au nord. Puis d’autres à l’est. Alors qu’elle passait au sud du camp, elle découvrit un corps sans vie, et sans tête. L’ennemi avait déployé son élite et les guerriers Askaris ne prenaient même la peine de récupérer leur coeur. Étaient-ils si pitoyables que leur force fut si ridicule ? Elle s’enfonça dans la jungle, plus à l’ouest, bien plus à l’ouest, remontée en pensant qu’il ne s’agissait que de guerriers faciles à battre.

Puis elle le vit, depuis la branche sur laquelle elle s’était perché pour voir le plus loin possible. Il se déplaçait en silence. La tenue de son corps n’était pas loin de celle que les membres de sa tribu adoptaient en de telles circonstances. Elle l’observa un moment, le suivit. De loin, pour ne pas se faire repérer. Elle faillit le perdre plus d’une fois, tellement occupée à s’assurer que les mambas ne la repèrent pas non plus. Habillée comme elle l’était, ils l’auraient attaquée.
Il se rapprochait du camp. Sans le savoir, il filait droit dessus. Et quelque chose lui disait, dans son attitude, qu’il ne fallait pas le laisser s’approcher, que sa tribu pourrait le payer cher. Elle monta dans un arbre et, cachée par les grandes feuilles de celui-ci, elle décocha sa première flèche.
Tharmeilon s’écroula au sol en rentrant dans leur abri. Il suait à grosses gouttes, avait la respiration lourde et difficile. Le bruit du métal contre la pierre sortit Mali de ses pensées. Elle eut d’abord le réflexe de se lever pour l’aider, mais ne put que s’asseoir, avant de lâcher un cri de douleur. Tharmeilon resta un bon moment allongé par-terre, la face contre le sol. Ses omoplates bougeaient avec sa respiration, qui finit par se régulariser. Mali attendait. Lui parler n’aurait servi qu’à le fatiguer encore.
Finalement, il releva la tête :

— Ils ne sont pas loin. Soit à ta recherche, soit à la mienne.
— Alors tu dois te reposer... ou te livrer, lui dit Mali d’une petite voix.
D’un bond, grimaçant, Tharmeilon se releva de toute sa hauteur :
— Jamais je ne me livrerai. Je mourrai en guerrier.
— Vous êtes donc tous les mêmes, dit alors Mali en détournant ses yeux. Vous préférez mourir que de perdre un peu de dignité.
— Tu sais très bien que me livrer reviendra à mourir. Seule la manière différera.
Et elle dut admettre qu’il avait raison. Elle confirma par un silence les mots du guerrier qui forçait de plus en plus son respect, elle devait se l’avouer.
— Mais je te ramènerai à eux, continua Tharmeilon. Tu seras ma prisonnière.
Elle releva les yeux vers lui, et l’animosité refit surface dans ses yeux :
— Dans ton état, ça m’étonnerait. D’ici un jour ou deux, tu ne pourras même plus te tenir debout. Alors me porter jusqu’au camp.
— C’est pour ça que je n’attendrai pas. Dès demain matin, je te ramène. Et négocie avec eux ta liberté.

Sur ces mots, il déposa les quelques vivres qu’il avait eu le temps de ramasser et qu’il n’avait pas perdu en route, dans sa fuite face à l’ennemi proche.

Mali mangea sans un mot, Tharmeilon en fit de même. Elle put voir que sa blessure commençait à s’infecter rien qu’à son visage. Il avait déjà plus de mal à rester concentré. Ses pensées devaient se bousculer, filer trop vite, et il commençait à prendre de mauvaises décisions.
Elle n’eut pas le coeur de lui dire qu’il s’était lui-même sacrifié en la sauvant. Peut-être préférait-il mourir d’une lance, plutôt que de souffrir le martyre par sa blessure. Peut-être que sa misogynie l’empêchait de lui avouer qu’il allait donner le peu de vie qui lui restait pour aller jusqu’au bout de son idée et s’assurer qu’elle vive encore longtemps. Et elle le prit en pitié. Pitié qui, alors que Tharmeilon lui changeait ses pansements, se transforma rapidement, soudainement, en amour. Elle lutta contre ses sentiments qui étaient en train de lui rougir ses joues sombres. La lutte fut acharnée, mais sa main se tendit vers celle de Tharmeilon, qui releva vivement la tête vers elle.
Elle fut gênée, et lui aussi. Mais leurs yeux ne se quittèrent pas. Et avec la même douceur qu’elle avait donné à nombre d’hommes dans la taverne, elle l’attira à lui. D’abord, il sembla refuser. Dans un geste maternel qui la surprit elle-même, elle lui prit le visage et le plongea dans ses seins généreux. Et les dernières défenses de Tharmeilon cédèrent. Il s’y lova, l’entourant de ses bras puissants. Elle fit retomber sa tête sur son oreiller improvisé et l’allongea sur elle. Son poids la fit souffrir mais elle résista. Tharmeilon lui suçait les tétons qu’elle avait déjà bien durs. Et le plaisir prit rapidement le dessus. Elle sentait son pieu, coincé dans son pantalon, pousser vers son sexe, qui, déjà, s’ouvrait sous les furrs.
Les gestes de Tharmeilon étaient tremblants, approximatifs. Mais emprunts d’une douceur qui la désarçonna. Ses mains parcouraient son corps, caressant des endroits encore jamais explorés par un homme. Une caresse sur le ventre, un baiser sur le nombril. Tharmeilon plongeant sa tête entre ses jambes. Elle sentit sa langue, d’abord surprise, se poser sur son sexe odorant. Grimaçant, elle ouvrit les cuisses pour l’y accueillir. Son amant, pourtant ennemi, et qui avait décidé d’en faire sa prisonnière, était en train de lui faire découvrir un plaisir inconnu. L’action de sa langue sur ses lèvres, mêlée à la sensation de sa respiration sur l’humidité de son puits qui déversait un chaud liquide que Tharmeilon aspirait avec délectation, était en train de lui faire perdre la tête. Elle se surprit, à un moment, à ne plus ressentir la douleur dans sa jambe. Elle glissa une main dans les cheveux du guerrier et s’y accrocha en ondulant contre sa bouche. À présent, sa langue venait la fouiller. Et elle se mit à gémir de plus belle, elle qui n’avait connu que membres durs, longs et puissants, lui ouvrir la chatte pour la prendre le plus fort possible. Elle jouit, même, en sentant cette langue agile lui procurer mille caresses dans un endroit qui n’avait connu que virilité, soumission, et brutalité.
Lui-même, prit d’un élan qui semblait lui faire oublier ses blessures, releva vers elle un visage, bien que dénué de sourire, qui rayonnait d’un plaisir intense. La faire jouir lui procurait-il du plaisir, à lui ?
Mais elle n’eut pas le temps de pousser plus loin la réflexion. Elle sentit le poids de Tharmeilon sur son corps frêle, comparé au sien, et presque aussitôt, son membre viril lui perforer son ventre encore sensible. Alors qu’il s’enfonçait en elle avec lenteur, elle jouit une deuxième fois.
Lorsque Tharmeilon tapissa son vagin de son foutre chaud et gluant et qu’il s’écroula sur elle, elle ne savait plus combien de fois elle avait joui. Elle sentait une flaque sous ses fesses. Le sexe de Tharmeilon encore palpitant ancré dans le sien, sa peau chaude, brûlante, même, sur la sienne, la sensation de son sexe remplit de son jus... elle ferma les yeux, apaisée. Ses mains se promenèrent naturellement sur son dos. Elle sentait ses muscles saillants, ces muscles contre lesquels elle avait lutté, et qui, maintenant, venaient de lui faire découvrir un plaisir jamais égalé en douceur comme en intensité.

En y repensant, c’était la première fois qu’elle se donnait de son plein gré. Et elle sourit à cette idée, contre l’épaule de Tharmeilon.
Sa main rencontra le tissu du pansement du guerrier. Et elle se tendit aussitôt, serrant son sexe autour de celui de l’homme allongé sur elle. Mais elle ne pouvait penser à son plaisir alors qu’elle sentait le tissu trempé. Aussitôt, la douleur revint dans sa jambe, et elle serra les dents pour ne pas crier. Elle finit par repousser l’homme avec fermeté. Celui-ci s’assit près d’elle, semblant se demander ce qui se passait. Il remarqua que le moment de magie était passé...
Mais Mali fut soulagée en voyant que si le pansement était teinté de rouge, c’était apparemment la sueur qui avait trempé ainsi le tissu. Elle entreprit de le changer, sur un ton qui ne laissait aucun choix à Tharmeilon, qui se laissa faire. Il lui tourna le dos et la laissa nettoyer puis bander la plaie.
Elle pleura, derrière lui, en pensant à ce qui l’attendait le lendemain. Si elle se souvenait bien, ils devaient être à deux ahns du camp. dans leur état, ça leur prendrait sûrement la journée. Et Tharmeilon pourrait facilement rouvrir cette blessure purulente, déjà, en la portant.
L’homme se retourna, une fois le pansement terminé, et lui sourit :

— Ne pleure pas, Mali. Demain, tu retrouveras les tiens. Et moi, je mourrai ou survivrai.
— Que les Rohos nous gardent... souffla Mali en s’allongeant à nouveau sous les furrs.
— Repose-toi, lui dit Tharmeilon en s’allongeant non loin d’elle, après avoir nourri le feu. Demain, nous partirons d’ici, sinon nous mourrons tous les deux ici...

Le soleil commençait à peine à percer les nuages bas du matin, lorsque Mali fut brutalement réveillée. Elle ne comprit pas tout de suite, mais les voix familières, sa langue maternelle qui lui caressait le tympan, la fit sortir de sa torpeur : Talak’An se tenait debout, sa lance dirigée vers le cou Tharmeilon, trois autres Askaris derrière lui. Hébétée, elle se tourna vers Tharmeilon, qui ne bougeait pas, mais était bien réveillé. La mâchoire serrée, il semblait essayer de comprendre ce que les hommes se disaient. Finalement, Talak’An parla à Mali :

— Que fais-tu ici avec l’ennemi ?
— Il m’a soignée, répondit-elle, penaude, en relevant les furrs pour montrer sa cuisse bandée.
— Tu l’as laissé te toucher ? éructa Talak’An en appuyant encore un peu plus sa lance sur le cou de Tharmeilon, d’où perla un goutte de sang.
— J’étais inconsciente, lui dit-elle sans ciller. Et il ne s’est pas soigné pour me sauver. Je ne pouvais pas lutter.
Talak’An s’adoucit un peu et revint vers Tharmeilon, pour lui parler dans son goréen approximatif :
— Toi mourir comme compagnons d’armes. Mais toi souffrir, pour punition.

Il fit reculer sa lance et d’un signe de tête à ses compagnons, ceux-ci se mirent en mouvement. Un d’eux retira les furrs du corps de Mali et la prit dans ses bras, alors que les deux autres aidèrent Tharmeilon à se relever. Celui-ci fut attaché, les mains dans le dos, pas plus. Dans son état, s’il essayait de fuir, il n’irait pas loin. Et ils se mirent aussitôt en marche.
Souvent, Talak’An s’adressait à Mali, et Tharmeilon, sans comprendre un traître mot, pouvait ressentir tous les reproches que l’Askari lui faisait. Il peinait à marcher, et celui dans son dos ne cessait de le piquer du bout de sa lance pour le faire accélérer. Plusieurs fois, il tomba à terre. À chaque fois, les Askaris riaient et le relevaient sans ménagement, pour continuer à marcher.
Finalement, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel, pas loin de la mi-journée, le camp mamba fit son apparition et Tharmeilon en frémit d’effroi. Par réflexe, il avait cependant mémorisé le chemin. S’il sortait vivant de là, il savait qu’il saurait revenir.
Mais en aurait-il seulement envie ? Près de la lourde porte d’entrée qui se confondait presque dans le paysage, il y avait un tas d’ossements. Humains, pour la plupart, même s’il pouvait y repérer plusieurs animaux, comme des bosks, surtout.
Une odeur de mort imprégnait les lieux et il reconnut aussitôt cette odeur : la chair putréfiée. Il tourna le visage vers l’endroit d’où lui semblait provenir cette puanteur. Cinq lances étaient enfoncées dans le sol, le pique en l’air. Et sur quatre d’entre elles, il reconnut, bien que changés, tordus par la douleur, les visages de ses compagnons. Alors qu’il s’était arrêté, horrifié par ce spectacle, il sentit l’haleine de Talak’An sur sa joue :
— Dernière pour ta tête, ricana-t-il à son oreille, avant de le prendre par le creux du coude et le faire avancer vers sa mort.
Sur un mot de celui-ci, la porte s’ouvrit sur des visages à la fois heureux de voir les Askaris revenir sains et saufs, étonnés de revoir Mali dans les bras de l’homme, et sombres lorsque leurs yeux se posaient sur Tharmeilon. Et il voulut mourir dans l’instant. Ses jambes refusèrent d’avancer plus. Tout son corps refusait d’avancer la mort qui l’attendait. Mais une nouvelle fois, le pique d’une lance fut le plus fort, et il avança malgré lui.

À partir de ce moment, il ne comprit plus rien. Certains se réjouissaient, d’autres étaient sombres, et les derniers carrément fâchés. Il ne vit plus Mali, et s’inquiéta pour elle. Du fond de sa cage où il avait été jeté, et apparemment oublié pendant un temps, il sentait la fièvre le gagner, le sommeil l’envahir. Une seule chose, dans tout ça, réussit à le soulager. L’Askari qui lui avait semblé proche de Mali n’était pas son compagnon. Il vit ses enfants lui sauter dans les bras, suivis par une femelle contre qui il frotta sa joue en la serrant dans ses bras.
Il ne sut pas combien de temps il avait dormi, ou avait été inconscient. Mais lorsqu’il refit surface, une forme poilue se penchait sur lui, marmonnant des mots incompréhensibles, et appliquant des onguents sur ses blessures. Après un moment, il crut reconnaître une femme, âgée, toute ridée. La puanteur qui semblait former un halo autour d’elle était insoutenable et Tharmeilon en eut un haut-le-coeur, suivi d’un jet de bile qui lui brûla son estomac vide.
— Toi dormir, maintenant, dit-elle d’une voix chevrotante. Demain, toi besoin de force pour pas mourir tout de suite !
Et elle partit en riant, refermant la cage derrière elle. Quelques minutes plus tard, il s’endormit... ou perdit à nouveau connaissance.
Il fut réveillé en pleine nuit, alors qu’il s’était blotti sous un furr laissé au fond de la cage, qui sentait encore fort l’animal d’où il avait été retiré. Une petite voix finit de le sortir du monde des songes :
— Tu dois manger, Tharmeilon. N’en laisse pas une miette. S’ils le remarquent, ce sera encore pire pour toi... et pour moi...
Mali lui balança un morceau de bosk séché sur lequel il se jeta alors qu’elle se relevait déjà, aidée d’un bâton qui lui servait de béquille.
— Pourquoi ? demanda-t-il alors, avant qu’elle ne soit trop loin.
— Je te dois la vie, autant que ma blessure.
Puis elle s’évanouit dans la nuit. Et Tharmeilon se remit à mastiquer sa viande.
Le lendemain, les rayons du soleil lui léchaient les joues lorsqu’il se réveilla. Le camp était déjà bien agité, et les regards, souvent tournés vers les hauteurs, comme s’ils attendaient une réponse à une question. Tharmeilon regarda lui aussi vers la direction où tous les regards se tournaient. Il vit plusieurs habitations, dans les hauts arbres, toutes reliées entres elles par des passerelles en bois. Chacune de ses habitations était orné d’ossements humains, de peaux de bêtes diverses. Rapidement, Tharmeilon comprit qu’il s’agissait des habitations des dirigeants de la tribu. Un peu comme la Haute Cité d’Edington.
— Ils délibèrent sur ton sort.
— Mali ! s’exclama Tharmeilon en la découvrant près de la cage.
Elle lui tendit un bol de soupe, où flottaient encore les herbes qui avaient servi à la cuisiner.
— De la part de la Inyanga, précisa-t-elle.
— Pour que je résiste le plus possible à leurs tortures, dit-il avec dégoût en prenant le bol.
— S’ils délibèrent, c’est qu’ils ont peut-être d’autres projets pour toi, lui glissa-t-elle doucement. Talak’An doit essayer de les persuader, mais les plus âgés doivent penser que l’on peut se servir de toi dans la guerre qui va éclater.
La guerre. Tharmeilon l’avait presque oubliée. Le fils du Haut Scribe, la mission, ses compagnons morts. Sa Caste. Sa fierté. Tout lui revient d’un coup et il avala d’un trait le médicament, avec une grimace qui ne laissait que peu de doutes sur les qualités de cuisinière de la Inyanga. Il n’avait plus qu’à espérer que sa médiocrité en tant que cuisinière n’avait d’égal que son talent de guérisseuse.
— Je n’ai plus de fièvre, dit-il enfin d’un ton décidé. Je sortirai d’ici, Mali... et advienne ce que devra...

Un voile apparut sur le visage de la femme. Ce n’est qu’à cet instant qu’il vit qu’elle s’était parée de toutes les couleurs. Elle avait inséré quelques plumes de couleurs vives dans ses cheveux noirs, une peau d’un animal qu’il n’avait jamais croisé recouvrait ses seins et son ventre, mettant en valeur ses yeux fins, et une fine ceinture de liane lui permettait de porter constamment les instruments qui lui servaient à son travail. Ses yeux tombèrent sur son sexe, offert à sa vue, et malgré sa peau sombre, il la vit rougir. Mais aussitôt, son visage se referma :
— Puisqu’il doit en être ainsi...
Et elle repartit, lui tournant le dos, appuyée sur son bâton.
Il passa plusieurs heures, tapi au fond de sa cage, évitant les regards des mambas qui passaient de plus en plus près de lui. Certains le regardaient avec haine, d’autres lui montraient leurs dents acérées, lui montrant ainsi qu’ils étaient prêts à le dévorer dès qu’ils en auraient la permission. Mais du fond de sa cage, il eut tout loisir de récolter beaucoup d’informations.
D’abord, il commença par les rondes. Elle se faisaient tout seuls, pas par deux, comme ils le faisaient à Edington. Mais leur façon de se déplacer était calculée, presque au mètre près, pour qu’à aucun moment, il n’y ait un seul point faible dans leur surveillance. Peut-être uniquement les moments où ils se croisaient. Il remarqua que bien souvent, quelques mots étaient échangés. Mais très rapidement. Ils pouvaient s’attendre à l’arrivée de l’armée d’Edington à tout moment, et ils avaient sûrement redoublé les gardes. Il les regarda aller et venir jusqu’à pouvoir calculer de tête à quel moment ils se croisaient. Il mémorisait alors à quel moment ils étaient le plus faible. Puis ses yeux descendirent dans le camp. Au premier abord, il fut frappé par un joyeux méli-mélo... Les gens allaient et venaient, apparemment sans but précis, se cognant le front joyeusement, pour certains, s’échangeant des mots ou des grognements, qui apparemment, avaient presque autant valeur de communication. Certains restaient près du feu central un long moment, avalant un morceau de viande, se faisant tourner un bol, apparemment rempli de sang. Les femmes semblaient avoir des activités plus concrètes que les hommes : la cuisine, les soins aux enfants, et l’éducation, la couture... Les hommes, eux, semblaient quasiment exclusivement attitrés à la chasse ou à la défense. Peu de chasse, d’ailleurs, ce jour-là. Et la tribu, semblait peu manger, comme s’ils s’attendaient à un futur siège, amassant les fruits de la chasse et de la cueillette au fond d’une grotte, à l’opposé du camp par rapport à sa cage.
Puis une agitation parcourut le camp. Les regards retournèrent vers les hauteurs, puis virent se poser sur lui. Tharmeilon déglutit difficilement en voyant un petit groupe sortir de l’habitation centrale, celle où convergaient toutes les passerelles. Au loin, il vit Mali, assise sur une pierre, en train de coudre, qui le regarda avec un stress évident.

Voyant le groupe d’hommes approcher, il se leva et se tint droit, face à son destin. Mais lorsqu’il put voir leurs visage, le sien se déforma et il attrapa les barreaux, comme s’il avait l’intention de les écarter pour sortir de la cage. Le plus vieux d’entre eux, qui marchait à l’aide d’une canne tordue mais magnifiquement décorée, avait le visage traversé d’une longue balafre et il reconnut aussitôt l’assassin de son père :

— Toi ! C’est toi ! Je te reconnais !
L’ancien lui sourit chaleureusement, alors que tous les autres semblaient ne pas comprendre.
— Je savais que je te reverrai un jour, fils de Rolandon. La Sangoma m’avait dit que nos chemins se recroiseraient. Encore une fois, elle a su lire parfaitement dans les discours confus des Rohos...
— Je te tuerai des mes mains ! hurla Tharmeilon, alors que deux Askaris s’approchèrent pour lui faire passer l’envie de s’adresser de cette manière à leur I’mota. Tharmeilon recula dans sa cage, mais son regard mauvais ne quittait plus le vieil homme, toujours aussi souriant.
— Tu vivras peut-être assez longtemps pour le faire, lui dit-il enfin. En attendant, une guerre a été déclarée. Voilà trois lunes que vous avez quitté votre cité. Les vôtres n’ont aucune nouvelle et sont sûrement déjà en marche vers ici. Et tu le sais, ça va être un massacre. Toutefois, j’étais contre cette idée, au départ. Mes Askaris ont su me persuader que c’était le seul chemin à prendre, aidés par la Sangoma, qui m’a prédit que quelque chose d’important pouvait se passer... Ton arrivée ici me montre encore comment cette femelle est douée... et pourtant si jeune, encore... Tu ne dois ta vie qu’à la jalousie crasse de Talak’An... Il a senti ton odeur sur sa petite protégée, ajoute-t-il avec un sourire en coin, et a décidé de te le faire payer. Mais nous avons maintenant d’autres projets pour toi.

Tharmeilon fut d’abord sidéré de voir avec quelle facilité cet homme parlait le goréen. Il avait toujours cru qu’ils en étaient incapables, mais, apparemment, sans savoir par quel miracle c’était possible, certains avaient pu apprendre cette langue, et avec un certain brio ! Puis il écouta avec attention. L’heure était à la négociation. Était-ce à dire qu’ils avaient peur de perdre cette guerre ?

— Ne crois pas que je te fais une faveur, Guerrier. Mais à nous deux, nous pouvons peut-être faire en sorte que le sang arrête de couler.
Tharmeilon partit d’un rire incontrôlé :
— Vos défenses sont ridicules ! Vos tours de garde sont superbes, je l’avoue, mais vous ne tiendrez pas un siège. Si vous voulez avoir la moindre petite chance, vous devrez sortir d’ici avant que l’armée n’arrive, les prendre par surprise. Qu’est-ce que vous croyez ? Que l’armée d’Edington compte arriver ici et se nourrir de baies ? Ils arriveront avec toute la logistique nécessaire pour tenir un siège, aussi longtemps qu’il le faudra. Faudrait-il s’installer ici et dresser une cité près de chez vous, ils le feraient ! Vous avez déclaré une guerre suicide ! La seule chose qui vous a permis de tuer mes compagnons et m’enfermer, c’est mon désir de vengeance...
— Et tu feras en sorte de te faire pardonner, le coupa l’ancien. Par la même occasion, tu auras l’occasion d’obtenir ta vengeance.
Tharmeilon ne put se retenir de lui montrer son intérêt. Il croisa les bras et continua de l’écouter :
— Tu vas sortir d’ici, et filer vers ton armée. La mienne te suivra, de près, avec ordre de te tuer s’ils te rattrapent. Arrive à la rencontre de ton armée et stoppe sa progression. Alors la mienne s’arrêtera à son tour et n’attaquera pas. Tu as raison. Nous n’avons aucune chance de tenir un siège assez longtemps pour survivre. Mais dans la jungle, ton armée sera décimée avant d’arriver à nos portes. Dans le cas où tu réussis à les convaincre, nous réglerons ça en un duel. Le m’toto du fier Rolandon, celui à qui je dois cette cicatrice, contre le m’toto du vainqueur de Rolandon, Talak’An.
Tharmeilon fixa Talark’An. Bien que celui-ci n’ait pas tout compris de ce qu’avait dit son père, il savait à quel moment il en était arrivé, et un sourire carnassier lui déforma la bouche. Le fils du fier Rolandon se sentit pousser des ailes. Enfin, il allait pouvoir se venger. Enfin, sa vie trouvait un sens qui n’était pas qu’illusion.
— Quand est-ce que je pars ? demanda-t-il.
— Après un repas, répondit le vieil I’mota. Nous voulons te laisser une chance, tout de même.

Il ricana et s’en alla. Le petit groupe de guerriers se dispersa dans le village et Tharmeilon vit le vieil homme se diriger vers Mali. Il le vit s’asseoir près d’elle, et il resta longtemps parler avec elle. Mali avait de nombreux coups d’oeil vers la cage, il ne les quittait pas des yeux, à tel point que c’est à peine s’il vit la jeune et magnifique mamba qui était venue lui apporter son repas, sa petite poitrine en avant, ses fesses rebondies dévoilées, et ses premiers poils pubiens bien évidence. L’idée de profiter d’un prisonnier la rendait joyeuse, mais elle était repartie en raclant le sol de ses pieds, alors que le guerrier aux muscles saillants ne l’avait même pas regardée.
Tharmeilon avala son repas sans savoir ce que c’était. Mali semblait au bord de craquer. Le vieil homme avait dû lui dire qu’il se battrait sûrement contre Talak’An. Il ne sut trop que penser, mais il se surprit à imaginer qu’elle était triste pour lui, et non pas pour le mamba.
Enfin, le vieil homme se releva et revint vers lui, le visage fermé. Son sourire l’avait quitté et de sombres pensées semblaient le traverser.
— Tu es le digne fils de ton père, déclara-t-il après un moment resté à l’observer. Ce que tu as fait pour Mali... ton père n’aurait pas fait autrement.

Tharmeilon se sentit faillir. Était-il possible que celui qui avait tranché la gorge de son père avec un plaisir aussi malsain puisse avoir un quelconque respect pour lui ? Ses mots, longtemps entendus dans la bouche de ses compatriotes, le touchèrent au plus profond de son âme, et il lui sembla, l’espace d’un instant, toucher du bout du doigt l’essence de sa Caste, frôler l’énergie qui animait les premiers Rouges goréens, les créateurs de cette Caste, ceux qui avaient écrit dans le marbre la grandeur de ces couleurs. Il retint des larmes d’enfant qui menaçaient de couler, et se reprit du mieux qu’il put, avant que l’homme continue :
— Perds ce duel, et ta cité devra être vidée, puis rasée. Vous devrez quitter les abords du Schendi et ainsi, le flux de ceux qui viennent piller nos terres cessera. Gagne ce duel, et nous entamerons des pourparlers afin de vivre ensemble dans la paix. Tu as le destin de deux civilisations dans tes mains, jeune guerrier. Et ce destin, je le place autant dans les mains de mon m’toto.
Tharmeilon ne put que remuer la tête de haut en bas. Les poings serrés, il avait oublié blessure et fatigue. Toutefois, lorsque l’home lui ouvrit la cage, à la stupeur de tous alentour, il grimaça en faisant son premier pas. Il serra la mâchoire et boita jusqu’à la porte, accompagné du vieil I’mota. Toujours sur sa pierre, Mali pleurait à chaudes larmes, sans réussir à lever les yeux vers lui.
— Mes armes, dit Tharmeilon au vieil homme, avant de quitter le camp pour de bon.
— Elles ne feraient que te ralentir, lui répondit celui-ci avec son sourire revenu.
Il ne sut pas pourquoi, mais Tharmeilon lui sourit à son tour avant de s’enfoncer dans la jungle.
— Avant la nuit, nous serons en marche ! cria l’homme, avant de retourner dans son campement.
Déjà, les femmes rassemblaient les vivres, et les hommes leurs armes. Une fois de plus, des adieux allaient se faire. Ce seraient peut-être les bons, cette fois. Mali, elle, monta sur les remparts, sur le chemin de garde. Au loin, elle vit Tharmeilon se frayer un passage dans la jungle. Allait-il seulement avoir la force de tenir aussi longtemps ? Ses yeux se fixèrent sur l’horizon. Là où vivait Tharmeilon, là où il avait sûrement une compagne, des enfants, des amis... qu’était-elle, elle, au fond, dans tout ça ? Elle fut tirée de ses pensées par un petit nuage de fumée, au loin. Elle grimpa plus haut sur le chemin de ronde, maintenant presque déserté. Surplombant la jungle, elle put clairement voir d’autre nuages, plus petits, autour du premier. Elle descendit en trombe rejoindre Talak’An.
— Ils sont à deux jours de marche, maximum. Il ne tiendra jamais jusque là, et tu le sais !
Une gifle la fit voler au sol et c’est un Talak’An qu’elle n’avait jamais connu qu’elle vit au-dessus d’elle :
— Les tiens s’apprêtent à perdre la vie, l’offrir pour toi ! Et celui à qui tu penses, c’est ce nyeupe ?
Elle se releva et lui fit face, autant que sa petite taille le lui permettait :
— Les miens courent à la boucherie... et toi, tu t’en réjouis !
Une deuxième gifle la plaqua au sol. Déjà, un cercle s’était formé autour d’eux. Elle se mit à pleurer, serrant la terre qui l’avait vue naître dans ses poings.
— Pourquoi devons-nous rester vous attendre, pleurer votre mort, sans avoir le droit de partager votre charge ? cria-t-elle à l’assemblée.
Talak’An grogna profondément et vint claquer des dents devant son visage :
— Qui d’autre que vous portera la vie ? lui demanda-t-il.
Mali claqua des dents à son tour et prit sa voix la plus féroce pour lui répondre :
— Tu es exactement comme lui... C’est exactement pour cette raison qu’il m’a soignée.
Talak’An ouvrit de grands yeux. Elle vit en lui le doute. Furtivement. Mais clairement. Elle avait touché en plein coeur. L’ennemi n’était, au fond, peut-être pas si différent. Il se battait aussi pour la survie de sa tribu, de sa civilisation. Mais Talak’An se reprit. Il se redressa et lui répondit, un large sourire aux lèvres, se pavanant :
— Je ne crois pas avoir déjà porté de telles horreurs sur le dos et avoir cette odeur infâme qui me colle à la peau !
L’assemblée se détendit, rit, et se dispersa, chacun reprenant ses tâches dans les préparatifs du départ. Talak’An fusilla Mali du regard et repartit aussi à ses préparatifs. Restée au sol, Mali entendit les lourds pas de Sum’An, son I’mota, qui arrivait dans son dos :
— Tu as l’oeil du larl, mais l’intelligence du bosk, Mali, parfois.
— J’aimerais, pour une fois, qu’il en soit autrement.
— Tu as peut-être un rôle à jouer, ma petite, dit une voix douce derrière elle.
Mali se retourna et vit Alen’een, la Sangoma de la tribu. Elle se promenait toujours nue, mais cachait en partie son visage, ne révélant que ses yeux.
— Quelque chose se joue en ce moment même. Tu ne le sens pas ? Ce n’est pas comme d’habitude. Même les Rohos sont indécis. Cela fait deux nuits qu’ils ne cessent de m’envahir de leurs questionnements.
— Deux nuits, soupira Mali.
— Exact, répondit Alen’een. Depuis ce moment, quelque chose s’est mis en route, sans savoir où cela nous mènera.
Inconsciemment, toujours assise à terre, Mali porta la main à son ventre.

Dans la jungle, bringueballant, Tharmeilon courait comme il pouvait. Pris entre le désir de faire au plus vite et celui de se ménager, il serrait les dents en se concentrant sur le chemin à suivre. Plus question de marcher hors des sentiers, plus question de ne pas se faire repérer. L’armée en marche se dirigeait dans un véritable guet-apens, vers une boucherie où les victimes seraient ces centaines d’hommes, compagnons, pères, frères, et fils. De sa capacité à les prévenir dépendait leur survie. Et s’il avait appris quelque chose au contact de Mali, c’était que la vie de ses frères d’armes comptait plus que la sienne propre.
Toute sa vie, il s’était battu pour un mort, en laissant les vivants à part, loin de ses préoccupations. Il ne ferait plus cette erreur. Mais il craignait l’avoir compris trop tard.
Il marchait droit devant lui, le regard décidé. S’il devait tomber raide mort, ce ne serait pas avant d’avoir transmis le message qui épargnerait la vie de ses compagnons. Il dut toutefois se résoudre à faire quelques pauses. Le souffle court, il vérifiait ses blessures, avalait quelques baies à portée de main, et léchait l’eau sur les feuilles des arbres.
En fin de journée, exténué, la blessure de son dos le faisant souffrir le martyre, il commença à entendre le bruit des pas de son armée. Et sa détermination ne fit qu’en être redoublée. Chaque pas le faisait souffrir encore un peu plus, mais il continuait, vaille que vaille.
Plus tard, il comprit qu’ils s’étaient arrêtés pour lever le camp. Il savait que déjà, l’armée mamba était en route, depuis plusieurs heures. Et ils ne mettraient que la moitié du temps qu’il avait mis à les rejoindre. Pour le matin, son armée serait encerclée, si ce n’était décimée.
Les trois lunes brillaient haut dans le ciel quand un garde l’interpela alors qu’il apparaissait à découvert, à bout de force, tremblant sur ses jambes.
— Qui va là ?
À ces mots, il fut rejoint par une dizaine d’autres combattants, prêts à en découdre, et à lancer l’alerte.
— Tharmeilon, réussit-il à bafouiller en continuant d’avancer. Ton Capitaine.
Abasourdis, la plupart des hommes restèrent à le regarder s’avancer. Un seul eut la présence d’esprit d’aller à sa rencontre, l’aider de ses bras à faire les derniers pas jusqu’au camp. Le Capitaine prit appui sur l’épaule solide de son lieutenant et lui souffla :
— Amène-moi à Acharion, tout de suite.
— Mais Capitaine, il faut vous soigner...
— Tout de suite ! hurla celui-ci autant de douleur que de rage.
Une fois allongé sur le lit d’Acharion et que ce dernier ait fait mandater le médecin-chef, Tharmeilon raconta toute son histoire à Acharion, omettant le passage avec Mali, prétendant avoir été fait prisonnier à la suite du combat mené dans la jungle.
Le physicien, un homme sage du nom de Gillus, se voulut rassurant quant aux séquelles de Tharmeilon. Il n’avait aucune idée de ce que la soigneuse mamba lui avait donné, mais il dut avouer que ça avait sauvé la vie de leur Capitaine. Après lui avoir administré tous les soins nécessaires, et atténué ses souffrances en endormant la douleur, Acharion lui demanda :

— Qu’en penses-tu, Gillus ? Pouvons-nous croire ces créatures et nous retirer en pensant que Tharmeilon ne sera pas donné en pâture à ces sauvages ?
— Je crois que nous n’avons pas le choix, répondit le physicien après un long moment. S’ils avaient voulu sa tête, ils l’auraient prise quand ils en avaient l’occasion. Ils peuvent être pervers, mais je ne vois pas ce qu’ils auraient à gagner dans ce cas.
— En tout cas, reprit Acharion, ils ont raison sur un point... Si le combat s’engage ici, ils ne feront qu’une bouchée de nous. Nous nous défendrons avec vaillance, mais nous ne sommes pas sur notre terrain.
— Il faut lever le camp tout de suite, rajouta Tharmeilon. Ils seront bientôt là.
— Mais d’un autre côté, nous ne pouvons pas laisser le meurtre du fils du Haut Scribe impuni, continua Acharion en réfléchissant tout haut. Nous allons seulement faire semblant de nous retirer. Nous resterons en lisière de la jungle, et nous choisirons nous-mêmes le lieu du défi. Nous pourrons alors surveiller tes arrières. Au moment où tu auras pris le dessus sur lui, nous les écraserons. De ce que tu me dis, Talak’An est leur chef de guerre. Lorsqu’il sera à terre, ils seront déboussolés et à notre merci.
— Tu ne comprends pas, Acharion, dit Tharmeilon sur le ton de la supplication. Si tu veux mettre fin à tout ça, il te faudra ensuite aller jusqu’au camp et exterminer, les femmes, les enfants... parce que sinon, ils reviendront toujours. Cette terre est sacrée, pour eux, et ils la défendront jusqu’à extinction, s’il le faut...

Acharion parut gêné des mots de son Capitaine. Il n’était pas dans le codes de la Caste Rouge de réduire un camp à néant en assassinant femmes et enfants comme de vulgaires hors-la-loi.
— Tu dois te reposer, trancha Acharion sans pousser plus loin la discussion. Il sortit de sa tente et donna ses ordres aux gardes :
— Nous levons le camp immédiatement. On rebrousse chemin jusqu’à sortir de la jungle. Mais restez bien sur vos gardes. Ils peuvent attaquer n’importe quand. Vous deux, aidez le Capitaine à rejoindre la base mobile, il ne pourra pas marcher et a besoin de repos.

Le lendemain, alors que le soleil brillait haut dans le ciel bleu du Schendi tacheté de nuages blancs, l’armée d’Edington commença à installer le campement à l’orée de la jungle, tout en restant à bonne distance de flèches qui auraient pu les assaillir. Tharmeilon avait dormi toute la nuit, sans se réveiller, et lorsqu’il se réveilla, il eut d’abord le sentiment du devoir accompli. Son armée était toujours sur pieds, et c’était grâce à lui. Il se leva en grimaçant. Ses blessures le tiraient mais n’étaient plus aussi douloureuses, déjà. Mais des courbatures rendaient tout son corps pataud, et il sortit de la charrette en se cachant les yeux, le corps plié comme un vieillard. Le garde à sa porte se réjouit de le voir :
— Capitaine ! Vous voilà réveillé ! Hey toi ! cria-t-il à un soldat qui transportait du bois. Va chercher de quoi manger pour le Capitaine ! Harta !
Le tout jeune soldat laissa tomber ses branches et fila vers la serve en courant. Tharmeilon sourit en voyant l’accueil chaleureux de ses hommes. Mais son plaisir fut de courte durée, lorsque les événements des derniers jours revinrent à sa mémoire. Ses plus proches compagnons, tous morts, par sa faute. Et si ses hommes paraissaient insouciants, imaginaient que le combat si rude n’aurait finalement pas lieu, il était persuadé d’une chose : les mambas les surveillaient déjà, invisibles.
Alors qu’il dévorait un repas conséquent sur les marches de la charrette en compagnie du garde, Acharion et Gillus vinrent à sa rencontre :
— Comment te sens-tu ? demanda le Commandant alors que le physicien scrutait le corps massif de Tharmeilon, défaisant ses pansements, appliquant de la crème sur les plaies.

— Fatigué... mais beaucoup mieux. Merci Gillus.
— C’est à la guérisseuse que tu dois la vie... je n’ai fait que terminer le travail, Tharmeilon.
— Où en est-on, demanda ce dernier à Acharion, éludant la remarque du physicien.
— Comme tu l’as dit, on s’est retiré, Tharmeilon, lui répondit le Commandant. Mais on reste sur le pied de guerre, le temps de voir comment ils réagissent. Tu dois savoir que je ne compte pas rentrer à Edington sans pouvoir dire au Haut Scribe que la mort de son fils a été vengée.
— Je terrasserai le fils de leur I’mota... et nous pourrons rentrer sereins. Un fils contre un fils.
Acharion acquiesça de la tête et s’assit près de lui. À cet instant, ce n’était plus le Commandant qui allait s’exprimer, mais son “oncle”, comme l’avait appelé Tharmeilon pendant toute son enfance. Il attendit que Gillus en ait terminé avec ses soins et donne ses recommandations de repos, et de « surtout pas d’exercice physique tant que la blessure n’est pas complètement cicatrisée »... mais tous savaient que ces recommandations n’étaient données que pour la forme. Dès qu’il s’en sentirait capable, Tharmeilon irait s’entraîner pour être le plus prêt possible pour le combat qui allait venir. Finalement, c’est Tharmeilon qui brisa le silence :
— Je ne t’ai jamais écouté, Acharion. Je n’en ai fait qu’à ma tête et ça a coûté la vie à mes compagnons. C’est toi qui avais raison. Mon père était un Rouge, et il a donné sa vie pour sa Pierre de Foyer. Je n’ai pas honoré sa mémoire en agissant de la sorte. Je n’ai vécu que pour moi. J’ai préféré un mort aux vivants. Même ma compagne, je l’ai délaissée pour assouvir une vengeance que mon père n’aurait sûrement pas voulue.
— Je suis heureux de te l’entendre dire, Tharmeilon, lui répondit Acha­rion, les yeux rivés sur la jungle. Mais tes compagnons n’étaient pas dupes. Ils te connaissaient bien plus que tu ne le penses, et sont venus plusieurs fois m’en parler ces derniers temps. Je n’ai pas osé les croire, je n’ai pas voulu voir la vérité en face, jusqu’à ce que tu viennes me voir. Sache une chose, mon enfant... C’est avec fierté qu’ils t’ont accompagné dans cette mission. Non seulement pour leur Pierre de Foyer, mais aussi pour leur Capitaine. Ils t’aimaient au point que ton désir de vengeance est devenu le leur aussi. C’est ce que Tarius m’a dit avant que vous ne partiez.
Le Capitaine avait les larmes aux yeux, lorsqu’Acharion posa les siens sur lui. Tel le père qu’il était devenu pour lui après la mort de Rolandon, il posa une main sur son épaule et le serra contre lui.
— Tu n’as pas à rougir de tes actes, Tharmeilon. Tu as été et restes un bon Capitaine, pour tes hommes. Avant que tu ne nous rejoignes, ils se posaient énormément de questions. Ils partaient se battre à reculon. Et regarde-les, maintenant... Regarde avec quel entrain ils sont à leurs tâches. C’est ta présence qui les revigore. Ils savent que c’est pour eux que tu vas te battre en duel. Et ça les rend fiers. Et s’ils devaient maintenant foncer dans une bataille rangée, ils le feraient avec honneur et avec la rage de l’amour... grâce à toi. Alors sois fier, toi aussi, d’avoir eu des compagnons qui ont donné leur vie par amour pour toi. Tes regrets ne feraient que rendre leur mort inutile. Sois fier de ce qu’ils ont fait, et honore leur mémoire, ainsi que celle de ton père.

Tharmeilon se redressa, en séchant ses larmes. Il regardait les soldats terminer de mettre le camp en place. Dans un coin, plusieurs s’entraînaient avec acharnement. Le bruit du fer qui s’entrechoque se mêlait à leurs cris d’effort. Quelques rires éclataient, de-ci de-là, des ordres fusaient... Le Capitaine prit sa plus grosse voix et s’adressa à ses hommes :
— Caste Rouge d’Edington ! Des hommes ont donné leur vie pour la gloire de vous ! Aujourd’hui, nous sommes en guerre ! Et je vous jure sur ce que j’ai de plus cher que votre Capitaine vaincra !


La camp entier se mit à vibrer. Des poings se levèrent, d’autres posés sur le coeur. Et d’une seule voix, les centaines d’hommes présents dans le camp se mirent à acclamer leur Capitaine revenu prendre la première ligne pour les défendre. La plupart d’entre eux n’avaient pas entendu un traître mot de ce qu’il avait dit. Mais savoir qu’il s’était exprimé à son armée leur suffisait.
Les yeux pleins de fierté, Acharion regardait le spectacle. « Il est enfin prêt, » pensa-t-il, un sourire aux lèvres. Il avait toujours préparé sa relève, comme le lui avait apprit son prédécesseur. Aujourd’hui, il savait qu’il pourrait bientôt se retirer sereinement. Une autre vie l’attendait. Une autre manière de défendre sa cité et ses citoyens, plus au calme. Il allait enfin pouvoir s’occuper de sa famille sans se demander s’il serait mort demain... Encore fallait-il rentrer vivant cette fois-là. Il se leva à son tour, et les acclamations qui allaient en diminuant reprirent de plus belle. Les soldats d’Edington étaient enfin gonflés à bloc. Et la pensée que rien ne pourrait les arrêter fit sourire leur Commandant.
— Va te reposer, à présent, Tharmeilon. Je te ferai demander s’il y a du nouveau.
Peu avant la tombée de la nuit, l’engouement de l’après-midi commençait à retomber. Les tâches de chacun étaient faites, le camp bien installé. Il ne restait plus qu’à attendre. Et c’était là la chose que les soldats aimaient le moins faire.
Les gardes qui surveillaient la jungle finirent par donner l’alerte, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, chacun était prêt à en découdre. Une ligne de culs nus se dressait entre eux et la jungle. Ils étaient maquillés en conséquence, et même de loin, il ne pouvait y avoir aucun doute sur leur propre motivation à se battre. S’il devait y avoir combat rangé, chacun savait que peu en reviendraient vivants. Mais de chaque côté, chacun était prêt à donner sa vie, tant qu’il ne mourait pas sans emporter quelqu’un avec lui.
Trois hommes se détachèrent de la ligne et s’approchèrent du camp, alors qu’Acharion et Tharmeilon s’avançaient aussi vers eux. Le Capitaine, encore légèrement boitillant, reconnut rapidement le vieil I’mota, Talak’An, et un autre Akicita de la tribu. Les visages des cinq hommes étaient fermés. Plus ils se rapprochaient, plus la tension augmentait. Et chacun d’eux sentait, dans son dos, son armée prête à sauter à la gorge de l’autre.
Enfin, ils furent à quelques mètres les uns des autres. Et ce fut l’Ancien qui parla en premier :
— Tu es aussi fort que ton père, jeune guerrier. Je n’étais pas sûr que tu réussisses à rejoindre ton armée, avec ta blessure.
D’un regard à son Akicita, celui-ci jeta à terre un paquetage qui résonna du bruit du métal.
— Tes armes, reprit le vieil homme. Tu as rempli ta part du contrat. Et à ce que j’ai pu voir, tes hommes te tiennent en grand respect, tout comme ton père... J’attends ta réponse à notre proposition, maintenant, dit-il en se tournant vers le Commandant.

Tharmeilon ramassa ses armes et les mit à leur place avec une petite grimace. La blessure dans son dos le tiraillait encore, mais il se promit qu’il ne se laisserait pas diminuer par ça plus longtemps. D’autres hommes continuaient de sortir de la jungle et rejoindre la ligne formée par l’armée mamba. Derrière Acharion et Tharmeilon, les troupes se rassemblaient aussi pour ne former qu’un bloc soudé. Le Commandant prit un moment, jaugeant son interlocuteur. Le souvenir de son retour de campagne, fier et victorieux, quand il apprit la mort de son ami Rolandon. Avoir aujourd’hui en face de lui celui qui lui avait tranché la gorge était plus difficile que ce qu’il n’avait pensé jusque-là.

— Nous acceptons le duel. Pour que la mort de l’enfant soit vengée. Mais ne vous attendez pas à ce qu’Edington se vide en cas de défaite. Si Tharmeilon perd le combat, nous rentrerons chez nous, simplement. Crois-tu vraiment qu’un duel puisse être engagé de façon à ce que vous soyez vainqueurs dans tous les cas ? Ma proposition est simple : nous entamons des pourparlers si nous perdons. Dans l’autre cas, sois sûr que mes hommes prendront le dessus sur vous et seront prêts à venger votre audace d’être venus enlever le fils du Haut Scribe et de l’avoir éventré comme un tarsk.
— Je vois, soupira le vieil homme. Tu es donc prêt à sacrifier ton armée. Tu peux le voir. La mienne ne demande que ça, aussi. Nous avons peut-être agi un peu violemment, je te l’accorde. Mais vous, c’est jour après jour que vous agissez de la sorte envers nous. Et non pas par vengeance, mais par mépris. Prie tes dieux pour que ton Capitaine remporte la victoire... car dans le cas contraire, nous ne serons que peu à revoir nos familles. Dans deux lunes, ici même, le temps que Tharmeilon se remette bien de ses blessures.
— Dans deux lunes, acquiesça Acharion avant de leur tourner le dos en entraînant son Capitaine avec lui.
Pendant ces deux jours, Tharmeilon fut au centre de toutes les attentions. Chacun voulait participer à son entraînement, et si le premier jour, il y allait doucement, le deuxième jour, il n’y alla pas de main morte et envoya plusieurs de ses camarades à l’infirmerie. Lui-même y termina la journée, enjoué comme rarement, excité par l’approche de l’échéance.
— Tu dois savoir, Tharmeilon, que ton corps réagit à une situation de stress, lui dit Gillus. Tu as l’impression que tu as retrouvé toutes tes forces, mais ce n’est pas vrai. Tant que tout va bien, ton corps répondra. Mais à la moindre fatigue, à la moindre nouvelle blessure, tout pourrait dérailler, des douleurs se réveiller... et... ça arrivera de toute façon après le combat.
— J’en suis bien conscient, Gillus, lui répondit-il. Mais je sais pourquoi je me bats, aujourd’hui. Et je sais que ma cause est juste. Je n’ai jamais autant été en accord avec moi-même. Et perdre la vie ne me fait pas peur, tant qu’avant moi, ce guerrier a trépassé. Ainsi, j’aurai fait mon devoir.
— Acharion avait raison, quand il me disait que tu étais le digne fils de ton père. Espérons que tu aies encore de nombreuses occasions de le montrer. Tiens, prends ça.
Tharmeilon attrapa la petite sacoche que Gillus lui tendait.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Kanda, principalement. Disons que grâce à ça, tu ne perdras pas de vigueur pendant le combat. Je t’ai préparé des petites boulettes à mâcher. Tu en prendras une avant le combat. Durant le combat, si ça dure, ou que tu es blessé, tu pourras en mâcher d’autres. Mais n’en abuse pas trop... ou tu perdrais pied avec la réalité.

Tharmeilon serra la sacoche dans son poing en remerciant Gillus. Souvent, ils avaient eu l’occasion d’échanger sur leurs rôles respectifs dans la cité et Tharmeilon avait acquis un profond respect pour cet homme sage. Un homme qui se répugnait à toute violence, dont le seul but était de soigner les gens qui en usaient. Mais il vivait relativement bien cette contradiction. Le stress d’avoir une vie entre les mains... voilà ce qu’il avait avoué à Tharmeilon. Il ne pouvait se passer de cette sensation d’être le seul à pouvoir sauver quelqu’un, dans des moments où chaque seconde, la moindre décision comptait dans le résultat final. Tharmeilon aussi, avait dû se l’avouer, fantasmait pouvoir sauver la cité à lui seul. Mais par-dessus tout, il avait voulu se venger seul, et entraîné ses compagnons dans la mort. Il avait fauté par orgueil, mais s’était promis que leur mort ne serait pas vaine. Et c’est en pensant à eux qu’il s’endormit, ce soir-là, sachant que le lendemain, il ferait tout son possible pour honorer sa promesse.

Son coeur battait la chamade alors qu’il engouffrait une boulette de Gillus dans la bouche. D’un coup, il n’était plus aussi sûr de lui. D’un coup, l’importance de ce duel devenait réelle, et la charge trop lourde pour ses épaules. Il n’entendait qu’à peine les encouragements de ses hommes, qui lui tapaient sur l’épaule en passant. Il n’entendait qu’à peine les recommandations d’Acharion, tellement ses tempes battaient.
Puis vint le moment où le front que formait les soldats s’ouvrit pour le laisser passer. Ses hommes se mirent tous en coeur à frapper leur épée contre leur bouclier, marquant chacun de ses pas.
Plus loin, le même rituel, ou presque. Talak’An, gonflé à bloc, sautillait partout, cognait des fronts, claquait des dents à la face de certains, grognait vers le front de l’armée d’Edington. Puis une haie d’honneur s’ouvrit et il bondit vers Tharmeilon en hurlant à la mort.
Le Capitaine en frissonna de peur... mais ce fut le signal de son réveil. Chaque son envahit son cerveau, comme amplifié, il sentit la confiance lui revenir et il put enfin se préparer. Le bouclier déjà à son bras, il dégaina son épée et frappa en rythme avec ses frères d’armes.
Le combat s’engagea. Talak’An fonça sur son adversaire avec la rage du désespoir. Il tenait l’occasion de venger des siècles d’oppression. Il n’avait jamais connu la paix dont lui parlaient ses aïeux. La paix était devenue une légende, dans sa tribu. Et tous partageaient la même conviction : sans les nyeupes, la paix régnerait dans leur jungle. Sans les nyeupes, ils n’auraient pas à aller de plus en plus loin pour chasser, prenant d’autant plus de risques. Car si la jungle leur était sacrée, ils savaient qu’elle était sans pitié. Vivre en son sein n’était pas un dû, mais une chance à mériter chaque jour.

Il avait été choisi des Rohos pour défendre les siens. Aujourd’hui plus que jamais. Et son adversaire, non content de leur envoyer les pilleurs d’or, qui saccageaient la jungle et faisaient fuir le gibier, ce sleen d’homme blanc avait osé poser son odeur nauséabonde sur Mali !
Sans broncher, Tharmeilon stoppa net son avancée. Le fer cingla dans le silence qui s’était fait. Les deux hommes se jaugeaient, essayant de repousser l’autre. Le premier qui lâcherait pourrait bien perdre le combat sur-le-champ. Et lorsque Tharmeilon réussit à faire reculer Talak’An, une explosion de joie se fit entendre derrière lui. Mais le mamba n’avait pas perdu ses appuis pour autant et repoussa facilement de sa lance l’attaque du Rouge qui suivit. Et ce fut au tour de la tribu mamba de donner de la voix.
Les deux combattants assénaient des coups d’une violence extrême, sans pour autant faire faillir son adversaire. Les deux camps étaient littéralement excités par une telle énergie. Tous hurlaient, encourageaient leur combattant. Mais au bout de quelques minutes, comme par un accord tacite, les deux hommes prirent leurs distances l’un de l’autre et reprirent leur souffle. Tharmeilon fut surpris de ne ressentir aucune douleur, aucune gêne. Il eut une pensée pour Gillus, fugace, le remerciant pour ses bons soins et ses petites boulettes magiques... même s’il savait qu’il en payerait sûrement le prix, une fois ses réserves épuisées.
Talak’An, déjà tout en sueur, souriait bestialement. La confiance se lisait sur son visage, mais aussi la joie de croiser le fer avec un adversaire aussi vaillant. Mais en son sein, l’issue du combat ne faisait aucun doute. Il chargea à nouveau, encouragé par les râlements et les hurlements des siens. Tharmeilon esquiva d’un bond sur le côté et Talak’An le dépassa, lui offrant son dos.
Mais avant que le Capitaine n’ait le temps de lever son épée, le pied de Talak’An frappa l’endroit où Mali l’avait blessé. Tharmeilon hurla de douleur. Son armée se tut d’un coup, sentant la fin arriver dans le coup d’après. Mais au lieu d’en profiter, Talak’An se redressa, bomba le torse vers les siens et nargua son adversaire qui se remettait en position de combat, la mâchoire serrée par la douleur.
Talak’An chargea de nouveau. Cette fois, Tharmeilon esquiva de son bouclier sans bouger. La lame de la lance cogna dessus, mais avant qu’il n’ait le temps d’attaquer à son tour, l’autre bout de la lance vint le frapper à sa blessure à la jambe. Il dut mettre un genou à terre. Talak’An recula à nouveau, fanfaronnant devant les siens qui riaient à gorge déployée. Il nargua à nouveau Tharmeilon, qui se relevait tout en attrapant une nouvelle boulette dans la sacoche à sa taille. Il n’aurait sûrement pas eu le temps de la mettre à la bouche si Talak’An n’avait pas choisi ce moment pour lui parler :
— Toi faible nyeupe, toi souffrir pour toucher Mali.

Et à nouveau, il fonça sur Tharmeilon, la lance en avant. Cette fois, il réussit à le bloquer, et une nouvelle épreuve de force s’engagea. L’armée d’Edington reprit de la voix, encouragea son Capitaine à s’en déchirer les cordes vocales. Revigoré par les soins de Gillus et les encouragements des siens, Tharmeilon repoussa Talak’An en hurlant. Sans attendre, il se mit à lui asséner des coups d’épée en tous sens, y mettant toute sa force et son agilité. En mode automatique, il ne laissait aucune chance à Talak’An de deviner où serait porté son prochain coup. Celui-ci ne reçut pourtant que quelques estafilades. Tous les sens en éveil, les muscles tendus comme jamais, il ne pouvait pourtant qu’éviter les attaques puissantes de Tharmeilon.
Une fois de plus, les adversaires se séparèrent. Une fois de plus, les deux camps donnèrent de la voix pour les encourager. La haine et la détermination se lisait sur le visage Talak’An. Tout en reprenant son souffle, il claquait des dents et grognait en direction de Tharmeilon, faisant fi des filets de sang qui lui couraient sur le bras et le ventre.
De son côté, Tharmeilon lui sourit en coin. Regardant les petites blessures de son adversaires, il découvrit que toutes se trouvaient sur son flanc gauche. Sans le savoir, son adversaire avait plus de mal à se défendre de ce côté. Il en tirerait profit au moment venu. Il ne lui restait plus qu’à créer l’occasion.

Dans un seul mouvement, ils foncèrent l’un sur l’autre. Et à la surprise de tous les spectateurs, les coups redoublèrent de violence. Cette fois, ils étaient assénés chacun leur tour. Certaines attaques atteignaient l’adversaire, mais toujours sans gravité. Toutefois, la tension était palpable entre les deux adversaires, ainsi que chez les spectateurs. Chacun savait qu’il s’agissait sûrement de l’assaut final. Les deux hommes ne se sépareraient plus, maintenant. Un duel à l’usure se préparait, le premier qui faiblirait recevrait un coup fatal.
Chacun des deux reculait à son tour, puis reprenait le dessus. Ils ne semblaient pas sentir les blessures qui pourtant commençaient à rougir sérieusement leurs peaux moites de sueur.
Tharmeilon commença à ressentir des douleurs. Les cicatrices tiraient de plus en plus, mais il n’était pas question de chercher à attraper une autre boulette. Et il ne pouvait plus se mettre à l’abri des assauts de Talak’An qui, quand il n’était pas à tenter d’esquiver les attaques du Capitaine d’Edington, chargeait de toutes ses forces et de toute son agilité.
Tout se passa au ralenti, pour Tharmeilon, comme pris d’une conscience hors du commun. Talak’An profita d’un léger recul du Rouge pour lancer sa lance en avant, directement au niveau de la poitrine. D’un réflexe de survie, le bouclier de Tharmeilon s’interposa. Il ne lui suffit plus que d’un geste sur sa gauche. Emporté dans le mouvement, Talak’An suivit sa lance des deux bras. Son flanc gauche s’en trouva complètement à découvert et Tharmeilon le frappa de son épée.
Un léger saut en arrière sauva le mamba d’une mort certaine. Malgré tout, une sale entaille lui déchira le haut du ventre et il lâcha sa lance, haletant, la tête baissée. Tout aussi essoufflé, Tharmeilon s’approcha de lui, le menaçant de la pointée de son épée.
— Tu as perdu, sauvage. Je vais prendre ta tête et la ramener à notre Haut Scribe, pour venger la mort de son fils.
— Moi encore vivant ! s’écria Talak’An.
Il fut si furtif que Tharmeilon, tellement sûr de sa victoire, ne réagit que trop tard. Talak’An était accroché à lui, lui faisant perdre l’équilibre. Il sentit ses dents acérées lui lacérer le cou. La panique le prit et il lâcha son épée pour le frapper de ses poings avec toute la rudesse dont il était capable.
Le visage de son adversaire se trouvait projeté à chaque coup. Mais inlassablement, les dents du mamba revenaient lacérer sa peau. Son cou, ses joues, ses avant-bras dégoulinaient de sang. Un nuage de poussière se forma autour d’eux, si bien que de là où ils étaient, les spectateurs ne pouvaient être sûrs de qui avait le dessus sur qui, de qui était sur qui, et de qui était au sol.
Un hurlement de rage accompagna un bras qui se saisit de la lance, restée au sol. Le bras la leva et s’apprêtait à l’abattre sur son adversaire, lorsqu’il fut arrêté dans son geste. Le cri s’arrêta net. Rapidement, tout le monde réalisa ce qui s’était passé : Acharion, qui n’avait pas pu voir celui qu’il considérait comme son fis mourir de la main d’un de ces sauvages, avait décoché une flèche. Celle-ci n’atteignit que le bras. Mais cet acte suffit à déclencher l’irréparable. L’ensemble de l’armée mamba se jeta sur celle d’Edington.
Leur Capitaine blessé, éreinté par la bataille qu’il avait menée en leur nom, leur Commandant en plein désespoir, se rendant compte des conséquences de son acte, les guerriers furent livrés à eux-mêmes. Acharion pleurait sur son déshonneur, et le bras toujours levé finit par retomber alors que le bruit du fer croisé en tous sens, le bruit des chairs déchirés, des cris étouffés de ceux qui rendaient l’âme, résonnaient sur la plaine.
Tharmeilon s’écroula près de Talak’An. Son bras le faisait souffrir atrocement, ainsi que chacune de ses blessures, à présent. La bataille faisait rage un peu plus loin, et ils savaient que tout cela n’était plus de leur ressort.
Près de lui, Talak’An se saisit de la lance. Ses forces le quittaient aussi, mais la flèche qui avait transpercé le bras de Tharmeilon avait été la blessure de trop. Le Capitaine d’Edington hurla de douleur lorsque Talak’An lui saisit la main pour y placer sa propre lance. Tharmeilon tourna un visage plein d’incompréhension vers lui :
— Qu’est-ce que... ?
— Toi vainqueur, dit simplement Talak’An avant d’abaisser son arme dans son abdomen.
Un râle étouffé s’échappa de sa bouche. Rapidement, sa respiration devint difficile, suffoquante. Par un réflexe, Tharmeilon se traîna plus près de son adversaire, pour qui il nourrissait depuis de longues minutes déjà un profond respect. Ce geste l’émut et il voulait pouvoir entendre ses derniers mots, comme il l’aurait pour son frère d’armes.
— Soin... Mali... mes m’totos... Tu...
Mais il sombra dans l’inconscience sans pouvoir continuer. Avant que ses yeux ne se ferment, Tharmeilon y lut que le respect qu’il ressentait était partagé. Il savait que chez les mambas, la valeur d’un mâle se mesurait au combat, à sa capacité à défendre les siens. Et il avait prouvé à Talak’An qu’il était digne des plus forts mambas.
Il s’écroula à son tour sur le corps presque sans vie de Talak’An, juste avant que Gillus ne réussisse à les rejoindre.
— Par les Prêtres-Rois, Acharion... qu’as-tu fait ? soupira-t-il en voyant la scène, comprenant que le bras qui avait saisit la lance était celui de Tharmeilon, et que sans le geste du Commandant, Edington serait sorti victorieuse sans trop de sang versé.
À une centaine de mètres de là, les deux armées s’affrontaient dans un désordre sans nom, se désagrégeaient l’une et l’autre. Il se pencha sur les deux corps et entreprit de soigner Tharmeilon, le seul à encore respirer. Deux hommes en sang, hébétés, mais visiblement relativement en bonne santé s’approchèrent pour lui prêter main forte.
— Aidez-moi à les amener au lazaret ! Et sonnez la retraite !
— Mais Sire, lui répondit un des deux, avec tout le respect que je vous dois, ce n’est pas à vous de...
— Regarde ! le coupa Gillus en hurlant.
Son doigt désignait l’endroit même d’où était partie la flèche. Un corps allongé y était présent et le rarius reconnut immédiatement son Comman­dant. Les deux soldats restèrent sans voix, jusqu’à ce que le plus vieux des deux saisit l’autre par le bras :
— Sonne la retraite immédiatement. Cette bataille ne rime plus à rien.
Le plus jeune partit en courant vers le campement, alors que l’autre resta aider le physicien. Un lourd cor au ton grave retentit bientôt sur la plaine, faisant frémir les arbres de la jungle, non loin de là.
Des cris de joie retentirent, alors que diminuaient les bruits de la bataille. Le soleil se couchait lorsque chaque armée, maintenant séparées, récupérait ses morts et ses blessés, dans le recueillement.
Gillus se trouvait dans son élément. Ses gestes étaient sûrs, malgré la fatigue, les ordres fusaient, les décisions sans appel. Il luttait pour chaque vie qui pouvait être sauvée, et donnait des ordres pour apaiser les souffrances des condamnés. Ainsi était le travail de la Caste Verte : soigner et accompagner jusqu’à la mort.

Les trois lunes brillaient dans le ciel goréen lorsque, trouvant enfin un moment de repos, Gillus s’assit près de Tharmeilon. Vérifiant qu’il était bien stabilisé, il s’enfonça dans son siège en soupirant. Tant de morts, tant de blessés... pour rien, pensa-t-il, lorsque la tente s’ouvrit sur trois personnages presque nus. Un vieil homme flanqué de deux femmes, une vieille et une plus jeune.
Gillus se leva et se dirigea vers eux, l’air grave. En l’absence de commandement, le physicien faisait office de représentant de la Cité sur le champ de bataille. Sans attendre, le vieil homme lui parla d’un ton triste :

— Nous sommes venus chercher le corps de notre m’toto.
— Il est ici, répondit Gillus en désignant un lit au coin de la tente. Je ne voulais pas qu’il soit mêlé aux morts de la bataille. Tout ceci est...
— Tout ceci était écrit, le coupa le viel homme d’un ton cinglant.
La vieille femme s’approcha du lit et retira la couverture qui couvrait le corps sans vie de Talak’An. La plus jeune eut un hoquet de tristesse, mais d’un geste autoritaire de la vieille, elle retint ses larmes du mieux qu’elle put, et l’aida à transporter le corps.
— Qu’adviendra-t-il de celui-ci ? demanda l’homme en désignant Tharmeilon.
— Il va survivre, dit le physicien. Et il prendra sûrement le Commande­ment, une fois remis sur pieds.
— Qu’il vienne me voir, lorsque ce sera le cas, déclara le vieil homme avec un sourire en coin malgré la tristesse profonde dans laquelle baignaient son regard. Nous avons tous les deux des promesses à tenir.

*
*    *

Tharmeilon fut inhumé 378 ans plus tard. Jusqu’au bout, il avait tenu le Commandement de l’armée d’Edington. Si des conflits éclatèrent de temps en temps, il avait toujours su privilégier la diplomatie. Et lorsque le conflit armé était obligatoire, il avait toujours su écraser ses adversaires sans aucune pitié.
Depuis ce jour, les mambas ne furent plus que de simples troqueurs de passage, que la population acceptait brièvement de par leurs beaux colliers, et autres épices rares qu’ils ramenaient. Mais la paix avait été solide entre les deux peuples.
Peu avant sa mort, le Commandant demanda à voir son Capitaine, Talyon, issu de la lignée de son compagnon d’armes et celui qu’il avait jusqu’au bout considéré comme son plus grand ami : Tarius, qui avait donné sa vie pour lui.
— Tu deviendras le Commandant, à ma mort, Talyon. Et j’en suis fier. Mais avant ça, je veux te donner une dernière mission.
— Vous savez que je ferais n’importe quoi pour vous, mon oncle, lui répondit ce dernier, lui serrant la main.
— Tu vas te rendre au camp mamba, et tu devras continuer mon oeuvre auprès d’eux. Ce ne sera pas facile, au début, et tu voudras peut-être me maudire à certains moments. Tu trouveras dans mon bureau tout ce qu’il te faut pour comprendre. Tout y est expliqué... comment j’ai aidé à protéger leur jungle sacrée sans éveiller les soupçons. Tu liras tout ça... et devras t’assurer que plus jamais, une guerre ne se déclare entre nos peuples... parce que ce peuple, Talyon... est aussi le mien...
— Que... Qu’est-ce que vous racontez, mon oncle ? Êtes-vous en train de me dire que vous êtes d’origine... ?
Tharmeilon toussota en ricanant. Il était fatigué, vieux... Le sérum de stabilisation n’avait plus d’effet sur son organisme, et en peu de temps, son corps avait vieilli, retrouvant l’état normal qu’il aurait dû connaître depuis longtemps.
— Non, Talyon, non... Mais là-bas, j’ai une famille... une nombreuse famille. Mali... Tu dois la prévenir... les prévenir... Et s’il te plaît... Reste auprès d’eux pour ma cérémonie... Elle t’aidera à comprendre...
— Mais mon oncle... vous... je... Vous n’y pensez pas ! s’insurgea le jeune Capitaine.
Le regard doux de Tharmeilon se posa sur celui qu’il avait pris sous son aile. Tous ses descendants mâles, et même quelques femelles, avaient pris la direction de la Caste Verte, et du côté de Tarius, seul Talyon avait pu avoir la carrière prometteuse nécessaire qui l’amènerait à des responsabilités.
— Talyon... Tu as été convié à écouter les dernières volontés de ton Commandant. Tu ne pourras t’en défaire. Je sais que ce que je te demande est difficile, pour toi. Mais lorsque tu auras lu... tu comprendras... La véritable histoire de ce qui s’est passé il y a près de 400 ans. Tu te feras ton idée et tu verras... je sais que tu comprendras... Maintenant, va... Je dois me reposer...
Les larmes aux yeux, le cerveau hébété, Talyon se leva et sortit de la chambre, pour se diriger vers le bureau de Tharmeilon, là où, tout jeune enfant, il jouait avec ceux qu’ils considéraient comme ses cousins. Ils jouaient à la guerre, et même si Tharmeilon était en plein travail, plongé dans ses parchemins, il relevait toujours régulièrement la tête pour leur donner des conseils tactiques : « Non, si tu attaques de front, là, tu feras mourir tes hommes pour rien. Tu devrais attaquer par le flanc Est... au lever du jour. L’approche est plus difficile, mais avec ce temps clair, ils seront aveuglés par le soleil rasant... ».
Après avoir ouvert plusieurs placards et tiroirs, il tomba enfin sur un parchemin relié. Sur la première des feuilles était inscrit son nom en grandes lettres capitales. De sa main, il caressa le parchemin, encore hésitant. Devait-il vraiment aller chez ces sauvages en les considérant comme ses égaux ? Son oncle n’avait-il pas perdu la tête, plutôt ? Ce n’était quand même parce qu’il avait engrossé des femelles mambas que les bâtards devaient faire partie de sa famille !
Un cri aigu plein de lamentations éclata dans la maison. Siana pleurait le compagnon de toute une vie. Talyon s’assit au bureau de son oncle et tourna la première page : « Voici ici la véritable histoire de Tharmeilon. Que celle-ci t’aide à accomplir de grandes choses dans ta vie, mon cher Talyon. »


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